Valérie Sugg, psychologue dans un service de cancérologie hospitalier, a été à l'écoute depuis 20 ans des personnes malades, de leurs proches mais, ces dernières années, aussi de soignants auxquels elle a prêté son oreille et son temps. Elle en fait le récit dans son nouveau livre L'hôpital : sans tabou ni trompette, aux éditions Kawa (23,95 €).
Handicap.fr : Votre constat sur notre système de soins est amer. C'est ce que vous révélez dans votre nouveau livre L'hôpital : sans tabou ni trompette.
Valérie Sugg : En effet. Il a pris un chemin de traverse depuis trente ans. Les dirigeants se sont gargarisés de cette médecine française réputée mondialement, de ses médecins innovants mais, voilà, les soignants ce ne sont pas que les médecins mais des équipes composées de différents corps de métiers qui tentent de faire entendre l'impasse dans laquelle nous entrons, dangereusement.
H.fr : Vous déplorez un système de soins vieillissant et un management d'un autre temps…
VS : Ou, bien sûr. Il était nécessaire, bien entendu, de mettre en place une stratégie pour juguler l'hémorragie financière hospitalière qui n'a pas su prendre le problème à sa base, qui a voulu soigner les causes mais pas la maladie. Car c'est le système de soins lui-même qui est malade. Trop d'administratifs, de chefs, de sous-chefs et pas assez de soignants, plus assez ; bon nombre ont été remerciés ou dégoûtés. Le constat est le suivant : des investissements financiers mal gérés, un matériel de plus en plus vétuste mais aussi un management par la dévalorisation, la culpabilisation, la déshumanisation progressive des soins.
H.fr : Les soignants refusent de devenir des techniciens du soin centrés sur la rentabilité...
VS : Il s'agit, peut-être, d'un problème de mentalité et il ne concerne pas que le domaine de la santé. Le management hospitalier a choisi de « gérer » le personnel soignant essentiellement par la pression, la culpabilisation, le chantage au patient : « Restez encore sinon le pauvre patient il n'aura pas… » sa soupe, son traitement… Mais aussi la dévalorisation, la répression au travers, par exemple, de la notation annuelle qui devrait servir pour établir un projet commun, stimuler, encourager, valoriser mais qui, le plus souvent, ne fait que permettre ou bloquer l'évolution du salaire. Cette politique de rentabilisation, qui n'a pas voulu tenir compte des particularités du milieu des soins, fait souffrir ceux qui y travaillent face aux personnes malades ou résidents.
H.fr : Dans ces circonstances, les soignants maltraités peuvent-ils devenir, à leur tour, maltraitants ?
VS : D'une certaine façon, oui, bien malgré eux. C'est une forme de maltraitance subie par le chirurgien lorsqu'il est interpellé au bloc opératoire parce qu'il ne va pas assez vite et que le patient suivant est déjà endormi et qu'on lui demande d'accélérer, en pleine opération. C'est une forme de maltraitance quand on demande en Ehpad à une aide-soignante de faire la toilette de douze à quinze personnes le matin ou d'être seule aide-soignante présente la nuit pour cinquante résidents. C'est une forme de maltraitance que d'exiger d'une infirmière qu'elle reste une heure de plus parce que la chimio de madame D. n'est pas terminée et que l'infirmière de soir est déjà débordée. C'est aussi une forme de maltraitance que de remplir les rendez-vous de consultation rendant impossible le fait de prendre les personnes à l'heure ou alors en faisant des consultations « express » qui ne prennent plus le temps d'écouter les particularités de chacun. Par conséquent, les soignants deviennent maltraitants puisque leur temps est quasi chronométré. La recommandation d'une toilette en 6,66 minutes début 2017 est à l'image de ce qui se passe en milieu hospitalier, en Ehpad, en maison de retraite, et nous sommes tous concernés. Cette douche que les soignants n'ont parfois le temps de faire qu'une fois par mois, ce repas servi froid, ce pipi qui n'attendra pas l'arrivée de l'aide-soignante, toutes ces « petites » choses rendent le quotidien des soignés douloureux.
H.fr : Vous critiquez également les responsables des structures de soins, les jugeant parfois « incompétents » ?
VS : Il faut bien oser le dire ! Certains le sont parce qu'ils dirigent des centres de soins sans jamais avoir mis un pied dans un service ni y avoir travaillé. Ils subissent aussi, sans aucun doute, la pression des économies à faire après tant d'années de gaspillage à tous les étages. À titre d'exemple, quand une infirmière m'explique que l'hôpital a changé de fournisseur de compresses pour un moins cher mais que, du coup, il en faut trois à la place d'une pour le même résultat, elle est où l'économie ? Ou quand un aide-soignant me raconte qu'il a dû changer son résident qui s'était souillé à mains nues parce qu'il n'y a plus de gants en stock, que dire ? Qui est responsable ? Le directeur de l'établissement qui, lui, n'est pas confronté à ce que cela fait vivre aux équipes et aux soignés de si douloureux ! Ce manque d'humanité en dit long sur la façon dont chacun est considéré ou pas.
H.fr : Certaines cadences infernales imposées aux soignants ont un impact majeur sur leur moral. Des exemples concrets ?
VS : Ce mode de gestion des soins engendre en effet chez les soignants de la gêne, du dégoût, de la honte et, trop souvent aussi, de la culpabilité. Aucun soignant ne peut être fier d'une patiente dans la cinquantaine, épuisée par sa chimio et hospitalisée depuis une semaine, qui ne peut pas bénéficier d'une douche. Aucun soignant ne peut se satisfaire que seuls douze résidents d'une Ehpad sur quatre-vingt puissent être sortis l'après-midi dans la cour ou accompagnés en salle d'animation. Aucun soignant ne peut être insensible à un jeune patient, vingt-cinq ans qui tremble de froid à l'accueil des urgences sur le brancard en plein courant d'air car la porte est cassée depuis trois mois et n'a pas été réparée. Aucun soignant ne peut se réjouir de cette autre patiente en fin de vie qui supplie qu'on la soulage, mais qui est face à un interne, seul cette nuit-là, qui ne sait quoi faire parce qu'il remplace un médecin manquant. De ce fait, ils sont malheureux, les soignants, parce que s'ils ont choisi de devenir soignants c'est justement parce qu'ils avaient un idéal. Ils ont choisi ce métier pour aider, accompagner, guérir aussi.
H.fr : Face à ce constat, des soignants se mettent en grève, se révoltent, parfois se suicident aussi...
VS : Heureusement, il reste des services, des lieux de soins où tout se passe bien mais, dans la plupart, c'est la bérézina. Sinon pourquoi tant de grèves, de SOS, de suicides chez les soignants et sur leur lieu de travail ? Ça a du sens, non ? Ils ont honte, se sentent « complices » du système puisqu'incapables de s'y opposer. Ils subissent ou, s'ils tentent de suggérer, ils ne sont que trop rarement entendus. Pourtant, c'est bien eux qui sont en contact avec les personnes malades, les résidents, qui connaissent les besoins et ont des idées pour améliorer la situation. Mais, voilà, plus personne ne prend le temps de les écouter. Tout soin doit devenir rentable. Le premier objectif n'est plus de soigner un être humain malade, accidenté, vieillissant mais d'être une source de profit. Partout. Même le parking devient payant !
H.fr : Existe-t-il néanmoins des solutions ? A-t-on des raisons d'être optimistes ?
VS : Il faudrait faire évoluer les mentalités avec un management par la valorisation, l'encouragement. La gestion des centres de soins doit être faite par des gens dont c'est le métier afin d'éviter tous ces gaspillages, ces erreurs d'aiguillage. Donner des moyens aux soignants pour bien faire leur travail, les écouter, entendre ce qu'ils proposent et les considérer. Cette considération ne coûte rien mais réchauffe le cœur, augmente l'estime de soi et rend meilleur. Il y a beaucoup de bonnes volontés mais le système les a écrasées. Elles ne demandent qu'à rénover, améliorer, et ce n'est pas qu'une question d'argent.