A 35 ans, Lydie a la vie rêvée sur papier glacé. Responsable du pôle médicosocial d'une grande banque à La Défense, la jeune femme aux traits fins et aux yeux noisette a gravi les échelons de l'ascenseur social avec une facilité déconcertante. Abonnée aux premiers prix à l'école, la bonne élève continue de surfer sur la vague de la réussite professionnelle. Malgré quelques bizarreries, des oublis çà et là, des comportements changeants, introvertis, rien ne semble déborder du tableau parfait aux yeux de ses collègues. Pourtant, en 2020, quelques soucis de santé et un confinement l'obligent à affronter une autre réalité. Enfermée chez elle, Lydie tombe sur un classeur avec, à l'intérieur, plusieurs lettres. L'une est signée « Emma », l'autre « Valérie ». Des noms étrangers défilent sous ses yeux avec à chaque fois une écriture différente. « Parmi toutes ces feuilles éparses, au milieu de cet appartement en désordre, j'ai compris », se souvient Lydie. C'est elle qui en est l'auteure. Le diagnostic ne tarde pas à être posé : trouble dissociatif de l'identité (TDI).
Des « amis imaginaires » dans la tête
Défini pour la première fois en 1994 dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), le TDI, anciennement appelé « trouble de la personnalité multiple », concernerait 1,5 % de la population mondiale*. Un chiffre probablement sous-évalué compte-tenu de la grande difficulté des patients à obtenir un diagnostic, souvent confondu avec une psychose. C'est le cas d'Emilie Geeraert, qui a attendu plus d'une vingtaine d'années avant d'obtenir des réponses à ses nombreuses questions. « On a tous eu des amis imaginaires quand on est enfant. Eh bien, moi, ils ne m'ont pas quittée, même à 39 ans », affirme la jeune femme. Comme pour la plupart des patients, le TDI d'Emilie trouve son origine dans un ou plusieurs traumatismes répétés dans l'enfance. Abusée vers l'âge de six ou sept ans, elle parvient difficilement à reconstituer ses souvenirs fragmentés. D'après le DSM, cette pathologie psychiatrique se caractérise par plus de deux identités alternantes (appelées « alters », « états autonomes » ou « identités du moi »). « L'unification identitaire » qui intervient normalement vers huit ou neuf ans ne s'enclenche pas. La dissociation est telle que la mémoire, le sens de soi et l'identité se dissocient en plusieurs parties. « Imaginez que votre cerveau, pour accueillir un ou plusieurs souvenirs traumatiques, ne peut se contenter d'un seul verre, il doit multiplier les contenants. C'est à ça que servent nos alters, plus ou moins traumatiques », explique Emilie.
14 « alters » différents
Un jour d'octobre 1993, Lydie a vu son père poignarder sa mère dans l'appartement familial. Elle avait à peine huit ans. Passées la violence du choc et la peur de perdre sa mère, l'enfant se réfugie dans un monde parallèle, qu'elle ne quittera pas, pour se protéger. « Je n'avais pas trouvé d'autres moyens que de me définir des rôles, j'avais une cachette sous le lit, c'était mon refuge. Avec du recul, je sais que je discutais déjà avec mes alters à l'époque ». A l'école, la fillette donne le change et « enclenche des surcapacités dans plein de domaines ». Première dans tout, elle excelle aussi dans les conduites addictives, autodestructrices et dans les mauvaises rencontres. Un mélange ambigu qui la rend incernable. Plusieurs « personnalités » composent « son système », soit l'ensemble des alters.
« A l'état civil et face au miroir, je suis Emilie, mais ça n'est qu'un morceau du puzzle », confie de son côté Emilie, qui possède quatorze identités. Il y a Blanche, l'ado positive et sociable, Nath, 32 ans, sportive et solitaire, Nicolas, noctambule et triste ou encore Lucie, 3 ans, « qui pleure beaucoup ». « Parfois, c'est un peu le brouhaha dans ma tête », plaisante la jeune femme, infirmière et thérapeute de profession.
Le TDI, confondu avec la schizophrénie
Elle s'est longtemps crue schizophrène, avant d'entendre son diagnostic. « Les personnes atteintes de schizophrénie entendent des voix qui leur parviennent de l'extérieur tandis que, pour les personnes TDI, elles viennent de l'intérieur », détaille l'association « Partielles » sur son site. Autre caractéristique du trouble : les pertes de mémoire. « Il m'est arrivé d'aller en rendez-vous avec une collègue et, une fois sur place, lui demander où nous étions », explique Lydie. Si elle met au départ ses amnésies sur le compte du surmenage, elle comprend rapidement qu'elles correspondent à ses « switches », autrement dit l'alternance d'identité, qui, de l'extérieur, peut se remarquer par des moments d'absence puis un changement brutal de comportement physique et parfois même de voix. « J'appelle ça 'se croiser dans le couloir' », illustre à son tour joliment Emilie. Elle admet avoir des switches de façon régulière, déclenchés par des situations de stress ou des rappels traumatiques, une porte qui claque par exemple, les vacances d'été rappelant l'enfance…
Un trouble stigmatisé, à tort
« Les patients disent se sentir comme des observateurs de leur existence, comme s'ils regardaient un film sur lequel ils n'ont aucun contrôle (perte du contrôle personnel) », peut-on lire sur le site du DSM. C'est ainsi qu'Emilie -ou plutôt Claire- s'est retrouvée avec trente-deux œufs dans le frigo sans avoir le souvenir de les avoir achetés. « Claire adore les crêpes », étouffe-t-elle dans un rire. La veille, la trentenaire est sortie en pleine nuit, errant dans la ville, comprenant le lendemain au réveil, et malgré la fatigue, que « Nicolas, fugueur et insomniaque avait encore fait des siennes ». Si ces dissociations d'identité sont invalidantes, elles le sont surtout pour les personnes concernées. « Le 'D' de 'TDI' n'est pas pour 'dangereux' », signale Amelia Joubert, une Américaine atteinte de TDI sur son blog. Comme la plupart des troubles psychiques, le TDI pâtit d'une mauvaise image, associée aux faits divers, parfois des plus macabres. Les thrillers Split, Identity ou encore Peur primale y ont largement contribué.
Mille et une vies
« Quand j'ai compris ce que j'avais, j'ai eu peur de moi, je me suis auto-stigmatisée », confie Lydie, qui tente alors de cacher sa maladie. Spoiler : « Ça n'a pas tenu longtemps ». Ce qui l'a aidée : accepter chacune de ses personnalités plutôt que de les refouler. Elle a aussi bénéficié d'un suivi psychiatrique et psychothérapeutique et obtenu la reconnaissance de qualité de travailleur handicapé (RQTH). Après une période en « télétravail thérapeutique », Lydie revient au bureau avec quelques aménagements de poste : un détecteur d'objets, une lampe, des affaires en double, pour « éviter les oublis ». « Des petits dispositifs qui n'ont pas coûté plus de 100 euros à mon employeur et m'économisent une demie heure par jour », précise celle qui sensibilise désormais ses équipes avec l'aide de la mission handicap. Et puis, il y a l'écriture... Un terrain infini qui lui permet de laisser s'exprimer toute la palette de sa créativité et de ses personnalités. Sous la plume de Séréna Davis, elle a ainsi signé près d'une dizaine de livres, en parallèle de sa carrière dans le domaine bancaire. Car, oui, Lydie peut se vanter de connaître mille et une vies.
*National library of medicine