Handicap.fr : Début juin 2018, le Comité national coordination action handicap (CCAH) lance un document de 50 pages intitulé « La citoyenneté, c'est pour tous - Agir pour l'autonomie et l'inclusion des personnes handicapées » (en lien ci-dessous). C'est une démarche assez rare de votre part…
Karine Reverte : C'est vrai que c'est l'une des premières fois que le CCAH, qui a 47 ans d'existence, prend la parole sur le handicap de manière assez transverse. Nous sommes une structure plutôt opérationnelle qui rassemble les associations du handicap, une vingtaine au total, l'ensemble des groupes de protection et une trentaine de mutuelles, d'entreprises et comités d'entreprise. Nous faisons du mécénat afin de soutenir des projets. À ce titre, nous sommes l'un des premiers financeurs privés du handicap en France. Avec ces actions quotidiennes très concrètes, nous nous sommes dit que cela nous donnait une assez large vision du handicap et de ses enjeux. Ce positionnement singulier est au cœur d'un réseau d'acteurs qui nous rend légitime, il nous semble, pour être force de propositions et donner notre avis sur le cap à suivre. Nous espérons que ce document sera utile pour les porteurs de projets, les associations, les pouvoirs publics mais aussi nos mécènes, afin de leur indiquer les champs d'action qui nous semblent intéressants dans les années à venir.
H.fr : Ce sont donc des propositions et pas des revendications ? Nuance ?
KR : C'est une forme de revendication sur ce que l'on souhaite pour le futur, c'est à dire une société citoyenne pour les personnes handicapées mais il est vrai que nous n'avons n'a pas le même positionnement que certains de nos adhérents.
H.fr : Le CCAH n'est donc pas militant ?
KR : Tout choix est militant, donc nous le sommes d'une certaine manière, mais nous ne nous positionnons pas comme les associations représentant les personnes handicapées ou les familles. Notre positionnement est un peu plus institutionnel.
H.fr : Il y a, en ce moment, un afflux de réformes gouvernementales qui font naître de vives inquiétudes chez les personnes handicapées ; votre communiqué semble tout de même arriver à point nommé. N'y avait-il pas un message d'alerte : c'est en train de bouger et pas forcément dans le bon sens ?
KR : C'est vrai, vous avez raison. Par exemple sur la loi Elan sur le logement, les associations ont communiqué bien plus que nous et nous venons en soutien de leurs revendications car nous sommes déçus et inquiets de ce recul. Mais notre document est surtout censé s'adresser à des partenaires pour leur dire, en tant que mécènes privés, que nous pouvons agir très concrètement pour rendre les droits des personnes handicapées effectifs, exiger des services de droit commun, accompagner l'autonomie...
H.fr : Et, donc, que pouvez-vous faire très concrètement ?
KR : Soutenir financièrement les bonnes pratiques. Alors, forcément, dans ce contexte, nous sommes amenés à faire des choix qui peuvent être politiques.
H.fr : Par exemple ?
KR : En matière d'habitat, qui est un sujet majeur dans les années à venir, une vraie revendication des personnes handicapées c'est de pouvoir choisir leur lieu de vie, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Nous soutenons également des projets en matière d'emploi, de scolarité ou d'accès aux soins, ou encore dans le domaine des loisirs et de la culture, souvent le parent pauvre alors que ce sont des leviers de citoyenneté importants.
H.fr : Combien de projet accompagnez-vous ?
KR : Environ cent trente par an, à la fois dans le public et le privé, pour un montant de plus de 19 millions d'euros. Chaque année depuis neuf ans, quatre d'entre eux, parmi les plus innovants, sont récompensés par les trophées décernés par le CCAH. À travers ce nouveau document, nous souhaitions donc dire à toutes nos parties prenantes quelles sont nos pistes privilégiées, par exemple un projet d'emploi accompagné ou un Esat de transition plutôt qu'un Esat qui fait du conditionnement standard sans projet particulier pour les usagers handicapés. Bref, tout projet qui propose des passerelles avec le milieu ordinaire. Avec une équipe de douze personnes, nous faisons également du conseil aux entreprises pour les aider dans leur stratégie handicap.
H.fr : Quelle relation entretenez-vous avec le gouvernement ? Etes-vous force de proposition ?
KR : Nous sommes en lien avec le cabinet de madame Cluzel, secrétaire d'Etat au handicap, mais plus dans un rôle d'expert que de plaidoyer. Nous participons à divers groupes de travail, par exemple au sein de l'Observatoire de l'habitat inclusif ou de la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie). Nous sommes également membre de l'Accélérateur de l'innovation sociale mis en place par le Haut-commissaire à l'économie sociale et solidaire. Cette expertise nous confère donc une légitimité pour donner notre avis.
H.fr : Êtes-vous en mesure de valider l'impact social des actions que vous menez, avec le sentiment d'être des pionniers ?
KR : Oui, c'est peut-être prétentieux car nous ne sommes qu'un mécène parmi d'autres mais il est vrai que nous avons toujours soutenu des initiatives qui, au départ, n'étaient pas reconnues, avec l'espoir que, à termes, elles rentrent dans le cadre d'une politique publique.
H.fr : Par exemple ?
KR : Nous avons été les premiers à miser sur les Groupes d'entraide mutuelle avant qu'il n'y ait un décret de financement, en espérant, avec les associations qui les portaient, qu'on se rendrait compte que ces GEM étaient des dispositifs intéressants. Même chose avec l'accueil temporaire, qui ne bénéficiait pas de financement public, parce que ce sujet nous semblait important. On peut donc, en soutenant des initiatives locales, donner à voir aux pouvoirs publics. Parfois sur des sujets tabous, comme la sexualité, ou, dès les années 90, des actions en faveur des personnes avec le VIH, avec l'idée d'être un peu avant-gardiste. Le premier colloque sur l'emploi du CCAH, c'était en 1977, dix avant la loi de 87.
H.fr : Donc ce document veut donner un cap ?
KR : Le champ du handicap bouge beaucoup, il est en pleine évolution, avec de nouveaux acteurs. C'est un moment clé qu'on ne devait pas rater et qui, en effet, donne le cap pour les cinq à dix prochaines années.
H.fr : Avec un recul de presque cinq décennies, quel bilan dressez-vous de la situation des personnes handicapées en France ?
KR : J'ai tendance à voir le verre à moitié plein. Sur le terrain, les acteurs associatifs sont très dynamiques, avec des idées innovantes, inspirantes, sur lesquelles on peut capitaliser. La loi de 2005 a fait bouger les choses, même s'il y a encore énormément de travail à faire. C'est pourquoi, pour nous, la loi Elan est incompréhensible.
H.fr : Depuis l'arrivée du nouveau gouvernement, en écoutant les associations, on a le sentiment qu'il y a une recrudescence de mécontentements, de peur et d'inquiétudes, avec certaines réformes qui peuvent remettre en cause ces droits acquis ? Des raisons de s'inquiéter ?
KR : Les associations ont raison de ne pas lâcher prise sur quoi que ce soit et de maintenir leurs exigences parce que la citoyenneté et l'accès aux droits ne se négocient pas. Leurs revendications me semblent justes. Ce que nous regrettons surtout ce sont les lourdeurs administratives et les blocages qui existent depuis plusieurs décennies. Nous regarderons ainsi avec grand intérêt ce que le haut-commissaire à l'ESS a mis en place dans le cadre du label French impact en créant des postes de « hackers », sorte de solutionneurs d'État levant les freins administratifs.