Au cœur de la « Cité de la joie », du Plessis-Trévise, dans le Val-de-Marne, 12 passionnés en situation de handicap se forment aux métiers du cinéma et de l'audiovisuel grâce à l'association Act'Pro Île-de-France, qui porte un dispositif inédit. Jaris est le seul centre de formation en France à proposer un « accompagnement pédagogique d'éducation et d'insertion socioprofessionnelle, totalement gratuit, à destination d'hommes et de femmes en précarité morale, sociale, physique ou psychique ». Objectif ? Gagner en compétences et surtout en confiance en soi. Son fondateur, Eric Canda, diplômé de la prestigieuse École nationale supérieure Louis Lumière, dévoile les coulisses de cette formation inclusive.
Handicap.fr : Vous êtes cinéaste, mais aussi militant. Qu'est-ce qui vous a poussé à créer Jaris ?
Eric Canda : La première action de Jaris a eu lieu le 1er avril 2005. Ce n'était pas un poisson d'avril, mais une réponse directe à ma propre situation. On venait de me diagnostiquer une spondylarthrite ankylosante, une maladie inflammatoire chronique qui touche les articulations. J'étais alors en pleine ascension dans le cinéma, assistant d'un grand directeur de la photographie. Du jour au lendemain, je ne pouvais plus tenir une caméra, tétanisant à chaque essai. Intermittent du spectacle depuis 20 ans, j'ai été brutalement évincé du métier.
C'était très dur. Issu de la troisième génération d'une famille de cinéastes, je connaissais parfaitement les rouages du secteur, j'étais fait pour ça. Que faire d'autre ? Grâce au soutien de mon réseau, mais aussi à un véritable travail de résilience, j'ai pu rebondir. Et surtout grâce à ce qui est devenu aujourd'hui le pilier du schéma pédagogique de Jaris : la dramaturgie.
J'ai eu la chance de faire partie des premiers élèves du cinéaste Yves Lavandier, qui a vulgarisé la dramaturgie et écrit ce qui est devenu une référence mondiale pour les scénaristes. Pour faire court, la dramaturgie repose sur le principe de suivre un protagoniste dans la quête de son objectif et qui, pour l'atteindre, fait face à des obstacles. Ce sont ces obstacles qui vont créer l'empathie chez le spectateur. J'ai donc transposé ces outils dans la formation.
H.fr : Quelles sont les conditions pour rejoindre cette formation ?
EC : La première : avoir un handicap stabilisé compatible avec les métiers du secteur – par exemple, une personne à mobilité réduite ne pourra pas être formée au poste d'assistant réalisateur qui suppose des déplacements, des repérages parfois en milieux inaccessibles. Il faut être inclusif mais rester réaliste, nous ne voulons pas former des chômeurs. Autres conditions : ne pas être sous traitement lourd incompatible avec la concentration ou l'effort physique ; être en mesure de suivre une formation à plein temps ; être motivé et avoir un projet professionnel en lien avec le cinéma, l'audiovisuel ou le journalisme.
On demande aussi que les stagiaires puissent faire preuve d'autonomie et de capacité à travailler en équipe car nos métiers sont très collaboratifs.
H.fr : Accompagnez-vous des personnes avec un handicap mental ou psychique ?
EC : Oui, je vis d'ailleurs moi-même avec des troubles bipolaires. J'ai mis du temps à l'assumer car c'est un handicap qui reste très stigmatisé, surtout dans nos milieux artistiques élitistes. Mais cela m'a permis d'affiner notre pédagogie : nous ne faisons pas de généralités, nous adaptons notre accompagnement à la personne et à ses besoins, pas à son diagnostic.
Nous accompagnons aussi des personnes schizophrènes, mais à condition que la maladie soit suivie médicalement. J'échange systématiquement avec leurs psychiatres ou médecins référents pour m'assurer qu'elles sont aptes à suivre la formation. Le danger, c'est que certaines arrêtent leur traitement en cours de parcours et, là, tout peut s'effondrer. Une vigilance accrue est de mise.
H.fr : Y a-t-il une limite d'âge pour intégrer Jaris ?
EC : Nous accueillons des personnes de 18 (ou 16 ans selon les cas) à 50 ans. 83 % de notre public a entre 18 et 35 ans. Au-delà, ce sont souvent des professionnels du secteur qui se retrouvent en situation de handicap au cours de leur carrière et cherchent à se reconvertir. Mais il faut être clair, nos métiers sont très exigeants physiquement et mentalement. Et même si on fait tout pour accompagner chacun d'eux, il y a des réalités du terrain qu'on ne peut pas contourner.
H.fr : Comment fonctionne la formation et combien de temps dure-t-elle ?
EC : On accompagne nos stagiaires jusqu'à leur ancrage professionnel, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils aient un emploi ou une voie claire vers l'emploi. La formation commence par une phase de pré-qualification de trois mois et demi : les stagiaires découvrent toute la chaîne de fabrication d'un programme audiovisuel, de l'écriture au montage, en passant par la prise de vue, le son, etc.
Ensuite, ils partent en stage de professionnalisation dans des entreprises partenaires. Ce sont elles qui nous financent et s'engagent à accueillir nos stagiaires, ce qui permet à nos bénéficiaires de ne pas payer la formation.
À la sortie du stage, 40 % sont directement embauchés comme intermittents du spectacle, 40 % poursuivent vers une certification professionnelle, parfois en alternance avec des écoles partenaires, et 20 % reviennent au centre pour renforcer certains aspects avant de retourner en entreprise.
Mais ces modalités sont en passe d'évoluer : nous allons bientôt déployer un parcours diplômant sur trois ans via un dispositif appelé « C-Jaris ».
H.fr : Pourquoi votre capacité d'accueil est-elle si restreinte ?
EC : Nous accueillons 12 personnes par an, pour environ 50 candidatures reçues, afin de privilégier un accompagnement individualisé.
H.fr : Quel est le rythme de la formation ?
EC : La formation dure 490 heures sur 15 semaines, soit 35 heures par semaine. Elle est 100 % pratique, sous forme d'ateliers en conditions réelles de tournage. Dès le début, on travaille en mode « projet », pour que les stagiaires se confrontent au réel, à la technique, à la dynamique d'équipe. C'est en faisant qu'ils apprennent, en lien direct avec leur projet personnel.
H.fr : À quels métiers cette formation donne-t-elle accès ?
EC : Elle débouche sur plus de 150 métiers : opérateur de prise de vue, cadreur, monteur, régisseur, assistant de production ou de réalisation, ingénieur du son, journaliste, étalonneur, assistant de production, de réalisation ou d'émission... C'est une formation large, avec des spécialisations possibles en fonction du profil et du projet de chacun.
H.fr : Des parcours inspirants à partager ?
EC : Et comment ! Je pense à Bouba, un stagiaire avec un handicap physique et psychique. À son arrivée, il ne connaissait rien à l'audiovisuel mais était passionné d'images. En huit ans, il est devenu l'un des plus grands étalonneurs français, sollicité par de grands artistes comme Beyoncé.
Autre exemple : Amanda, une jeune fille autiste mutique de 18 ans. Sa mère croyait en elle et ventait ses qualités journalistiques. Elle a brillamment suivi la formation qui lui a permis de s'ouvrir petit à petit. Elle a ensuite été repérée par M6, embauchée comme enquêtrice, puis admise au Centre de formation des journalistes (alors qu'elle n'avait pas le bac), grâce à son talent. Aujourd'hui, elle est journaliste et a réalisé un documentaire de 90 minutes diffusé en prime time sur le climat. Je tiens à rappeler qu'elle ne prononçait pas un mot à son arrivée chez nous...
H.fr : Pourquoi, selon vous, les métiers de l'audiovisuel et du cinéma restent-ils peu accessibles aux personnes en situation de handicap ?
EC : C'est d'abord lié à une méconnaissance. Les employeurs ont peur de mal faire ou pensent que le handicap est un obstacle systématique. Je me souviens d'un excellent monteur avec un bras en moins qui n'a pas été titularisé dans un gros groupe audiovisuel parce que ses collègues craignaient d'être jugés plus sévèrement que lui s'ils faisaient une erreur. Ils l'interdisaient de salle de montage alors qu'il était excellent, et bossait aussi bien que s'il avait trois bras. J'ai dû intervenir pour qu'il obtienne sa titularisation.
H.fr : Comment combattez-vous ces préjugés ?
EC : En allant à la rencontre des entreprises avec les personnes concernées et en mettant en lumière leurs compétences. On ne fait pas des sensibilisations « abstraites » du type « mettez un bandeau et voyez ce que c'est d'être aveugle » ou « déplacez-vous en fauteuil roulant toute une journée ». Chaque personne a son propre rapport à son handicap. Notre force, c'est l'accompagnement individualisé, y compris au sein des entreprises.
H.fr : Observez-vous une évolution positive du côté des entreprises ?
EC : Oui, les choses bougent. Mais on nous oppose souvent deux freins : l'incompatibilité entre les tournages courts (environ six semaines) et les contrats d'alternance longs (deux ans) mais aussi le manque de formations accessibles. C'est pour ça qu'on met en place un regroupement d'entreprises, à l'image de ce que fait la CinéFabrique. L'idée est de mutualiser l'accueil de stagiaires sur plusieurs tournages, post-productions, etc.
H.fr : Un message à faire passer aux décideurs politiques ou aux studios de production ?
EC : Sachez faire un pas de côté pour observer les personnes qui réussissent et n'essayez pas de les faire rentrer dans le rang, alors que les codes qui existent sont faussés.
H.fr : Enfin, qu'est-ce que cette aventure vous a appris sur un plan personnel ?
EC : À savoir qui je suis. J'ai toujours rêvé d'être réalisateur, scénariste. Je ne me suis pas forcément réalisé en tant que tel – même si j'ai signé quelques courts-métrages – mais je me suis rendu compte que ma voie était ailleurs... J'ai découvert mon côté militant. Aujourd'hui je me bats pour que les personnes en situation de handicap puissent exister dans ce secteur passionnant. Dans ces métiers de la communication et de l'image, nous sommes la clé du changement de représentation du handicap dans la société.
Cinéma, audiovisuel : Jaris, formation gratuite et inclusive
Travailler dans le secteur du cinéma ou de l'audiovisuel avec un handicap ne relève pas de la fiction. Le dispositif Jaris propose une formation gratuite et 100 % pratique, qui s'adapte aux besoins de chacun et ouvre les portes de 150 métiers. Go !

"Tous droits de reproduction et de représentation réservés.© Handicap.fr. Cet article a été rédigé par Cassandre Rogeret, journaliste Handicap.fr"