*Erik Pillet était, jusqu'en juin 2011, président de la fédération de l'Arche en France. Il est aujourd'hui responsable d'une communauté à Toulouse. Il a mené une carrière de DRH dans de grandes entreprises industrielles.
Handicap.fr : Vous êtes impliqué dans l'Arche. Quelle est la mission de cette association créée en 1964 ?
Erik Pillet : Elle fut créée par Jean Vanier qui intervient également dans ce livre. L'Arche est présente aujourd'hui dans 40 pays, et travaille avec des personnes ayant une déficience intellectuelle. Construire un environnement propice à la croissance de chacun dans des structures de type familial, voilà ce que nos 140 communautés souhaitent donner à leurs membres afin de développer et partager leurs talents uniques et souvent cachés.
H : Comment expliquer que ce deuxième colloque sur le thème de la fragilité ait pu réunir 1500 participants ?
EP : En 2009, nous avions organisé un premier colloque à Toulouse, sur le thème « Fragilité, force ou faiblesse » qui avait déjà connu un grand succès. Cette deuxième édition, à Lyon, avait une dimension plus collective, plus sociétale. La fragilité est une question qui est de plus en plus souvent abordée ; c'est un signe des temps. La fragilité interdite nous interroge tous, même si on a du mal à se l'avouer.
H : Un autre rendez-vous en 2013...
EP : Oui, nous y songeons.
H : Y avait-il beaucoup de personnes concernées par le handicap ?
EP : Une minorité. Ce colloque ne traitait pas prioritairement de la question du handicap car la fragilité nous concerne tous, à des degrés divers et selon les périodes de nos vies. Le public était assez disparate : des individuels, des personnes engagées dans le social et la santé, des bénévoles, des parents, des jeunes...
H : Et les personnes handicapées mentales, en faveur desquelles l'Arche s'implique ?
EP : Assez peu dans le public. Mais elles étaient pleinement impliquées dans l'organisation, à l'accueil, au vestiaire. Leur présence a fortement contribué à donner à ce colloque son atmosphère chaleureuse.
H : Julia Kristeva, l'une des intervenantes, prétend que « la plus redoutable fragilité, c'est le handicap ».
EP : Il serait vain de vouloir établir une hiérarchie. Je crois qu'elle veut dire qu'une personne porteuse d'un « anormalité » physique ou intellectuelle est marquée à vie, et que cette situation, visible, peut être radicalement excluante, à l'inverse d'autres fragilités qu'on arrive plus facilement à dissimuler. La personne handicapée fait peur et, encore aujourd'hui, fait l'objet de véritables rejets.
H : Quelle est l'idée qui ressort principalement de ce colloque et de cet ouvrage ?
EP : Le fil rouge de toutes les interventions, c'est qu'une société réellement humaine est une société où l'on accueille la personne fragile avec empathie et bienveillance. Se mettre « à la place de », sans faire « à la place de » ! Exclus, handicapés... arrêtons de penser pour eux, d'agir pour eux, de les assister, écoutons ce qu'ils ont à nous apporter, et entrons en vraies relations. C'est de cela dont ils ont d'abord besoin. Sans nier l'importance des combats pour faire valoir des droits nouveaux, je suis toujours un peu sceptique sur le principe de revendications. Lorsque le rapport de la personne handicapée à la société se borne à « Je veux avoir droit à... », je ne suis pas certain que l'on fasse progresser la reconnaissance fondamentale de notre humanité commune.
H : Vous n'approuvez donc pas certaines mesures comme le quota d'embauche de travailleurs handicapés imposé aux entreprises ?
EP : Même si dans un monde utopique j'aimerais que les choses se fassent naturellement, j'y suis évidemment favorable. La loi handicap de 2005 va dans le bon sens ; je dis juste qu'il ne faut pas investir uniquement le champ de la revendication, et assumer aussi sa part de responsabilité.
H : Vous écrivez, dans l'avant propos, que tout est fait pour rendre les personnes fragiles invisibles ?
EP : « Moins je vois, mieux je me porte ! » Accepter de voir l'autre, c'est prendre le risque d'admettre, comme le dit Julia Kristeva, qu'il « y a de ça en nous ! » Et découvrir ce socle d'humanité commune, c'est parfois inacceptable. Le désir d'aller vers l'autre, d'être généreux, est souvent dominé par le réflexe de fuite. Cela nous mène vers le débat sur la bioéthique et sur l'euthanasie. On ne veut pas voir les personnes âgées, on les met dans des maisons de retraite ; on ne veut plus d'enfants handicapés, on pousse les mères à avorter. Notre société est très paradoxale dans sa relation aux personnes handicapées ou âgées. Si, dans un sens, beaucoup est fait (et dépensé !) pour améliorer leur sort, il y a aussi des fortes tentations à l'élimination.
H : Mais face à certaines souffrances, ne vaudrait-il pas mieux qu'il en soit ainsi ?
EP : Certains anticipent que, dans quelques dizaines d'années, il n'y aura plus de personnes trisomiques. Au nom de quoi peut-on décider qu'elles n'ont pas le droit de vivre ? C'est ignorer la joie et la tendresse qu'elles peuvent apporter, et le bonheur qu'elles ont à vivre. Avec un tel discours, on peut se demander qui seront les prochains : les Alzheimer... C'est nier la valeur d'une vie, de toute vie.
H : C'est une question qui fait naître bien des polémiques...
EP : Oui, un débat majeur dans notre société. Et qui transcende les opinions politiques ou religieuses. Malheureusement, quand on s'exprime sur cette question, comme je viens de le faire, on est tout de suite catalogué comme le « catho radical ». Et l'échange n'a pas lieu !
H : Jean-Paul Delevoye, ancien médiateur de la République, parle d'un pays « psychiquement fatigué ».
EP : Oui, il tire cette expression de son observation de plusieurs années à la médiature auprès des personnes en difficulté avec l'administration, l'entreprise, et conclut que l'isolement, le manque de relations constructives et de solidarité effective font de la France un pays sans ressort. Est-ce que je suis d'accord ? Objectivement, par rapport à d'autres périodes de notre histoire, on ne peut pas dire que la situation soit plus mauvaise. On ne parle pas souvent de ce qui va bien, et les médias contribuent grandement à cela. Ce qui ressort, c'est que le « sentiment » de fragilité est très fort. Les ressorts collectifs ne sont pas véritablement cassés mais bien grippés. Ce colloque avait pour ambition de nous mettre en mouvement avec un angle d'approche différent de ce que l'on entend d'habitude.
H : L'ouvrage est très riche, il y a tant de phrases... Mais je retiens celle de Bruno Tardieu, délégué national d'ATD Quart Monde en France : « Face au vieillissement, au handicap (...) nos sociétés occidentales modernes mesurent leur degré d'inhumanité ». Terrible constat !
EP : Je suis assez d'accord. Est-ce que l'humanité c'est une question de moyens ou de regard ? Nos moyens financiers sont énormes par rapport à d'autres pays mais, sans aller jusqu'à magnifier la solidarité dans les pays africains, le lien entre les hommes qui existe parfois ailleurs peut être autrement plus incluant. L'inhumanité sociale est très liée à la course à l'efficacité. A cause de la pression concurrentielle, de plus en plus d'entreprises se déshumanisent, ce qui engendre dépressions et suicides. Notre degré de civilisation renforce cet aspect. Ne nous croyons surtout pas plus civilisés ou plus solidaires !
Le livre:
http://informations.handicap.fr/art-handicap-temoignages-romans-323-4341.php
La fragilité : un débat qui vaut de l'or
Le 5 octobre 2011 sort " Tous fragiles, tous humains ", un ouvrage collectif sous la direction d'Erik Pillet*. Il fait écho au colloque sur la fragilité de février 2011, où le handicap avait toute sa place. 1500 personnes étaient présentes !