Allemagne-société: Ne pas voir ce qu'on mange a aussi son charme
par Fabien NOVIAL
BERLIN, 19 mai (AFP) - "Mais oui monsieur, vous pouvez mangez avec vos mains, l'important c'est que ce repas vous fasse plaisir": dans l'obscurité la plus noire d'un restaurant berlinois, une serveuse aveugle materne des clients désemparés.
Dix mille gastronomes urbains ont déjà franchi le seuil du "Restaurant sombre". Ils découvrent les menus, tout en périphrases et métaphores
sibyllines, dans une antichambre où les vins sont eux versés en toute intelligence.
Puis l'un des 22 serveurs, tous aveugles ou mal-voyants, les mène par la main jusqu'à leur table, à travers un corridor labyrinthique.
Seule la résonance des voix et le bruit des pas permettent de se représenter la pièce où portables, briquets et autres objets lumineux sont proscrits.
"Lorsqu'on ne voit pas, les autres sens sont sollicités pour apprécier le repas d'une manière toute différente", explique la direction. "Les ingrédients peuvent ainsi dévoiler tous leurs arômes".
Les clients prennent leurs marques dans les rires. Trinquer demande quelques secondes de plus. On s'aperçoit avec soulagement que les verres ont des pieds courts et que les couverts sont à leur place habituelle. On se raccroche à la moindre parole de son voisin et aux odeurs des plat qui passent.
Sevim Sakinc, l'une des serveuses, se déplace rapidement dans la pièce où flotte une musique d'ambiance. Elle vient annoncer "le petit neveu du lièvre se délectant dans un bain de cosses" et "la réforme de la santé tant attendue,
menée par la coalition de la forêt et de la prairie".
"Végétal, animal?", un client se demande, l'espace d'un instant, à quel règne appartient le morceau qu'il entame. "Où est passé ce p... de morceau de brocoli?", peste un autre. Un troisième s'aperçoit que son morceau de viande
est trop gros pour une seule bouchée.
"On ouvre en grand son nez et ses oreilles", remarque Marco Holzapfel, l'un des convives. A la fin du repas, le serveur vient dévoiler le vrai visage des plats, comme ce "sorbet de citron vert au basilic et à la vodka".
Le "Dunkelrestaurant", et un bar à spectacles adjacent également plongé dans le noir, ont ouvert leurs portes en septembre 2002, à l'initiative de l'Association des aveugles de Berlin. "Par les temps qui courent, trouver un
emploi est encore plus dur pour nous", confie Manfred Scharbach, l'un des deux gérants, aveugles. Contrairement aux cuistots. "Nous ne sommes pas mécontents du chiffre d'affaires", ajoute-t-il.
"Je sens que les clients ont généralement un niveau d'études plutôt élevé", précise Sevim. Les menus coûtent, il est vrai, 40 euros en moyenne.
Malgré ses 120 places, Ralph, un autre client, estime que "le lieu n'est pas l'idéal pour draguer". Les couples représentent toutefois une bonne partie de la clientèle, remarque Sevim, qui se souvient avoir servi plusieurs fois
des "blind dates", des rendez-vous galants à l'aveugle, une mode venue d'outre-Atlantique.
"Ils se sont rencontrés par courrier, ne se sont jamais vus", explique-t-elle. "Ils arrivent l'un après l'autre, car ils veulent entamer leur relation sans tenir compte de l'aspect extérieur... Parfois, ils ne repartent même pas ensemble!", dit-elle dans le noir, du sourire plein la voix.
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