Handicap.fr : Le 14 septembre 2015, une juge d'instruction du tribunal de grande instance de Toulouse vous met en examen pour diffamation. Pour quelle raison ?
Céline Boussié : Oui, sur constitution de partie civile de la Maison d'enfants de Moussaron pour des propos que j'ai tenus en tant que présidente de l'association Handi'Gnez-Vous sur Europe 1 et LCI, en février et en mars 2015. Invitée par des journalistes dans ces deux émissions, j'ai évoqué les conditions d'accueil des résidents handicapés au sein de cet établissement (vidéo en lien ci-dessous).
H.fr : Cet institut avait en effet défrayé la chronique fin 2013. Un reportage diffusé dans Zone interdite sur M6 en janvier 2014, intitulé « Ces centres qui maltraitent les enfants handicapés », révélait certains agissements à l'encontre de résidents handicapés.
CB : Ce reportage avait suscité une vague d'indignation générale. Les medias ont relayé l'affaire et la ministre déléguée aux personnes handicapées de l'époque, Marie-Arlette Carlotti, l'avait placé sous l'autorité d'un administrateur provisoire en raison de « graves dysfonctionnements dans les conditions d'installation et de fonctionnement ». Cette nomination faisait suite aux constatations de l'ARS (Agence régionale de santé).
H.fr : Alors pourquoi, aujourd'hui, cette plainte à votre encontre ?
CB : J'aimerais le savoir… Les membres de notre association sont estomaqués. Tout ce que je dis en tant que présidente de Handi'Gnez-Vous ! est consigné dans un rapport de l'ARS.
H.fr : C'est d'ailleurs-là votre principal argument…
CB : Oui, je n'ai rien inventé. Ce rapport daté de juillet 2013, suite à leur inspection, constatait ce que nous avons avancé. Je le cite, en page 7, « l'absence de mise en œuvre effective dans le calendrier fixé des mesures proposées en vue de corriger les dysfonctionnements constatés laisserait perdurer une situation de maltraitance institutionnelle ». Alors qu'attend la justice pour mettre l'ARS en examen, ainsi que tous ceux qui ont relayé cette actualité, des dizaines de médias et pourquoi pas la ministre ?
H.fr : D'accord mais, depuis, les choses ont changé…
CB : Pour en être certain, il faudrait qu'une nouvelle mission d'inspection intervienne.
H.fr : Un comité de soutien a pris position devant le tribunal pendant votre comparution…
CB : Oui une cinquantaine de personnes, tous les membres du conseil d'administration d'Handi'Gnez-vous !, des présidents d'autres associations de personnes handicapées et des professionnels du médico-social venus de toute la France. Des représentants de la CGT du Gers avaient répondu à notre appel. Etaient également présents des représentants du Parti de Gauche du Lot et Garonne, du Gers, de la Dordogne et de la Haute-Garonne, dont Guilhem Serieys, conseiller régional Midi-Pyrénées qui a dit une très jolie phrase « quand il s'agit de dignité humaine dénoncer est un droit mais aussi un devoir ».
H.fr : Ils ont déployé leurs banderoles ?
CB : Non, notre objectif n'était pas une action en force mais seulement une volonté d'exprimer le soutien de personnes dans leurs diversités face à cette mise en examen sans précédent dans le monde du handicap. Ils sont restés dignes et discrets comme notre association l'avait souhaité. Une délégation a patienté dans la salle des pas perdus du tribunal ; parmi eux, des parents d'enfants accueillis à Moussaron qui avaient déposé des plaintes, malheureusement classées sans suite en mai 2015 (article en lien ci-dessous).
H.fr : Etes-vous satisfaite de ce soutien ?
CB : Oui car nous, les petites associations d'usagers, nous avons d'ordinaire l'habitude de nous battre seules. Mais, face à cette mise en examen, la mobilisation a été unanime. 140 associations du champ du handicap ont répondu à notre appel, tout comme notre parrain Philippe Croizon, Christel Prado, présidente de l'Unapei ou encore Autisme fédération Bretagne-Pays de la Loire. Notre pétition a rassemblé plus d'un millier de signatures (en lien ci-dessous).
H.fr : En quoi cette mise en examen vous alarme-t-elle ?
CB : Parce que ce qui se passe dans cet établissement pourrait arriver n'importe où ailleurs. La justice est donc en train d'envoyer un message très fort aux professionnels qui seraient tentés de dénoncer alors que le code de procédure pénale leur en fait obligation. Les parents ont, eux aussi, le sentiment d'être muselés. C'est déjà difficile de se battre lorsqu'on a un proche handicapé mais maintenant on traîne en justice les associations qui prennent des risques pour eux. C'est une atteinte grave à notre liberté d'expression ; si on ne peut plus rien dire, qui va défendre les usagers ?
H.fr : Vous vous définissez comme une « lanceuse d'alerte ». De quoi s'agit-il ?
CB : Ce sont des personnes qui estiment avoir découvert des éléments qu'ils considèrent comme menaçants pour l'homme, la société, l'économie ou l'environnement et qui, de manière désintéressée, décident de les porter à la connaissance d'instances officielles, d'associations ou de médias, parfois contre l'avis de leur hiérarchie. Le plus célèbre d'entre eux s'appelle Edward Snowden, dans la sphère politique, mais il en existe également dans le médico-social. Je rappelle « que tout acte de maltraitance dans un établissement doit être immédiatement signalé par le personnel aux autorités » ; c'est inscrit dans la loi. En réalité, sommes-nous vraiment protégés ? Il devient urgent de donner un vrai statut aux lanceurs d'alerte en France, comme par exemple au Canada où le gouvernement fédéral s'est doté d'une loi sur la protection des « fonctionnaires divulgateurs d'actes répréhensibles ». Un colloque a d'ailleurs lieu à Paris sur ce thème le 29 septembre 2015, au sein même de l'Assemblée nationale ! Je compte bien y aller.
H.fr : Avec cette mise en examen, que risquez-vous ?
CB : Je n'en sais rien. La convocation a été de courte durée : « Votre association a-t-elle tenu ces propos ? ». « Oui. » « Merci et au revoir ». Rendez-vous au tribunal correctionnel. Quand ? Je ne sais pas ! L'avantage, c'est que nous allons peut-être enfin avoir un débat de fond sur ces questions et évoquer le contenu du rapport de l'ARS.