Six actifs sur dix se disent gênés par le bruit au travail, selon le baromètre de l'Association nationale de l'audition (ANA) 2024, réalisé avec l'Ifop. Un chiffre en hausse de 10 points par rapport à 2017. Derrière cette progression, un paradoxe : la majorité des expositions sonores quotidiennes reste hors du radar de la réglementation, alors même qu'elles altèrent la santé auditive, mentale et cognitive. Un angle mort de la prévention en santé au travail, que l'ANA s'attache à rendre visible.
« Sous 80 dB(A), on n'est pas à zéro risque »
La loi de santé au travail repose encore largement sur un seuil : 80 dB(A) sur huit heures. En dessous, aucune obligation spécifique. Dans les bureaux, les écoles, les commerces ou encore les plateformes téléphoniques, les niveaux sonores oscillent fréquemment entre 55 et 75 dB(A). Or « sous 80 dB(A), on n'est pas à zéro risque, affirme le Professeur Jean-Luc Puel, président de l'ANA. Les effets sur l'attention, le sommeil et la compréhension de la parole existent déjà. Les intégrer, c'est respecter la promesse de la loi : protéger la santé au travail pour tous. »
Des chiffres officiels qui ne disent pas tout
Chaque année, environ 1 000 cas de surdités professionnelles sont reconnus en France. Mais ce chiffre, issu des données de la CNAM (Caisse nationale d'assurance maladie), ne reflète qu'une partie de la réalité. De nombreuses surdités restent non repérées, et surtout, les acouphènes et l'hyperacousie ne sont pas comptabilisés lorsqu'ils ne s'accompagnent pas d'une perte auditive mesurable. Résultat : une large part des atteintes liées au bruit demeure invisible dans les statistiques… et dans les politiques de prévention.
Un impact direct sur la santé mentale
Le bruit ne s'attaque pas seulement à l'oreille, il a aussi un impact conséquent sur le cerveau (Nuisance sonore : danger pour l'audition et la santé mentale). Les nuisances sonores sont aujourd'hui identifiées comme une source majeure de stress, susceptible d'altérer la qualité de vie, le sommeil et l'équilibre psychologique. À long terme, cette exposition chronique favorise la fatigue cognitive, l'irritabilité, les troubles anxieux et une dégradation progressive de la santé mentale. Le Ministère du Travail souligne également des effets extra-auditifs tels que des troubles cardiovasculaires et un épuisement, y compris en dessous des seuils réglementaires.
Des inégalités marquées selon les statuts et les secteurs
L'exposition au bruit ne touche pas tous les travailleurs de manière égale. Les données de Santé publique France montrent qu'en 2019, 5,3 millions de salariés étaient exposés à des niveaux sonores d'au moins 70 dB(A), dont 35,8 % à des niveaux lésionnels supérieurs à 80 dB(A). Si les secteurs du BTP, de la métallurgie et de l'industrie mécanique restent les plus concernés, le tertiaire n'est pas épargné. Dans les open spaces, souvent perçus comme des environnements « calmes », le bruit fragilise la concentration, la prise de décision et les relations de travail. En cause : la multiplication des échanges, les sonneries, les visioconférences, les interruptions permanentes et la surcharge cognitive, qui maintiennent les salariés dans un bruit de fond continu, rarement pris en compte par la réglementation mais éprouvant sur la durée.
Intérimaires et CDD : une vulnérabilité accrue face au bruit
Les travailleurs intérimaires et en CDD figurent parmi les plus exposés au bruit. Leur forte mobilité les conduit à intégrer régulièrement de nouveaux environnements, souvent bruyants, sans formation suffisante ni information claire sur les risques sonores, selon l'étude de l'ANA. Selon l'INRS, ce manque de préparation accentue leur vulnérabilité. À cela s'ajoutent des responsabilités floues entre l'entreprise utilisatrice et l'agence d'intérim : suivi médical incomplet, examens audiométriques rarement systématisés, prévention inégale et morcelée. Autant de zones grises qui laissent le bruit s'installer durablement.
Malentendance : un handicap invisible encore peu reconnu
Contrairement aux idées reçues, 88 % des personnes malentendantes le deviennent au cours de leur vie. Les déficiences neurosensorielles représentent une part majeure des handicaps invisibles invalidants et environ 80 % des demandes de Reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), mais la malentendance reste peu visible dans les statistiques. Au travail, près de 70 % des personnes concernées rencontrent des difficultés pour comprendre leurs collègues, et plus d'un tiers peinent à se faire comprendre. Le bruit ambiant aggrave ces obstacles, favorisant l'isolement, la surcharge cognitive et, dans certains cas, des situations de discrimination ou de violence psychologique.
Une prévention à géométrie variable selon les entreprises
Sur le terrain, la prévention dépend fortement de la taille et des moyens des structures. Les grandes entreprises déploient plus facilement des solutions techniques et organisationnelles, tandis que les petites et les emplois précaires restent plus exposés. Faute de temps, de ressources ou d'information, beaucoup d'employeurs méconnaissent encore les dispositifs d'accompagnement existants.
Des aides financières pour limiter l'exposition au bruit
Les Carsat (Caisses d'assurance retraite et de la santé au travail) jouent un rôle clé en matière de prévention des risques professionnels. Présentes dans chaque région, elles accompagnent les entreprises, en particulier les PME, pour identifier les sources de bruit, évaluer les risques et mettre en place des actions correctrices. Elles peuvent également accorder des aides financières ciblées pour réduire l'exposition sonore.
Ces financements permettent, par exemple, d'installer des panneaux ou plafonds acoustiques, d'aménager des cloisons absorbantes, de remplacer des équipements trop bruyants, ou encore de repenser l'organisation des espaces de travail, notamment dans les open spaces. D'autres dispositifs soutiennent la réalisation de diagnostics acoustiques, la formation des salariés et l'achat de protections auditives adaptées lorsque la réduction à la source n'est pas possible.
Changer d'approche pour rendre le bruit visible
Pour l'ANA, il est temps de dépasser une approche fondée uniquement sur les décibels. L'association plaide pour une reconnaissance du bruit comme facteur de risque transversal, comparable au stress ou à la pollution de l'air, et pour son intégration dans les démarches de qualité de vie au travail et de prévention des risques psychosociaux. Le bruit au travail n'est ni anodin ni inévitable. Derrière ce fond sonore permanent se cache un handicap invisible, capable d'éroder l'audition, la santé mentale et l'égalité professionnelle. Le reconnaître, c'est ouvrir la voie à des environnements de travail plus justes, plus attentifs… et peut-être, enfin, un peu plus silencieux.
© Michael Blann de Photo Images



