Charles Gardou parle de sa fille, handicapée. Il parle d'elle sans vraiment la nommer. Pour la première fois, comme on dévoile un secret. Cet anthropologue a beaucoup écrit sur le handicap, il en est devenu expert. Un intérêt que l'on imaginait professionnel mais qui dissimulait une tout autre intimité. Derrière l'universitaire, se cachait le père. C'est cette « blessure native » qui fait de lui « un chercheur embarqué ». Son dernier livre, La fragilité de source, ce qu'elle dit des affaires humaines, réconcilie « son silence et ma parole » (interview de l'auteur en vidéo ci-contre).
Une écriture au scalpel
Elle a pour prénom Marie. A-t-elle un âge ? « On la dirait vouée à ne jamais sortir d'une enfance qu'elle n'a pas eue », écrit-il. Au fil des pages, présent dans chaque mot, ce « fragile cristal de neige » est une allégorie, sur la différence, la maladie rare, la tolérance. La souffrance aussi. Il a du talent, ce père, pour dire les choses avec raffinement et élégance, parfois aussi un brin de complexité. Chaque phrase est ciselée comme un poème, au scalpel, se lit comme un proverbe ou une pensée philosophique. Il en faut du temps pour les disséquer ; l'auteur dit lui-même « consacrer de longues heures à chercher la valeur d'un mot ». Son propos dessine une dentelle, parfois tachée de rouge colère, vous retournant les tripes avec un uppercut cinglant.
Briser les clichés
Il ose briser les clichés, les « injonctions faites aux parents d'accepter la maladie ou le handicap » et leur lot de mièvreries… La différence serait donc une chance ? Ce à quoi, il répond : « Une chance, pour qui ? Pour elle qui la porte ou pour ceux qui en parlent avec des mots aussi vite effacés que quelques traits sur une ardoise. Pourquoi pas un baume ou un cadeau ». Non les épreuves, comme ce syndrome de Rett, ne nous rendent pas toujours plus forts, « on en sort transformé mais pas nécessairement fortifié ». Il se livre, lucide, sincère, affecté : « Depuis que le verdict est tombé, l'insouciance a déserté et, avec elle, une grande part de légèreté ». Pas question de magnifier le handicap ; l'amour, indéniable, a souvent la couleur de la blessure… « Le bleu est devenu moins bleu, les ombres plus lourdes et ténébreuses », confie-t-il.
De multiples interrogations
L'eau est omniprésente dans la prose de celui qui a vécu aux îles Marquises, alors on se laisse emporter, on flotte, sans jamais se noyer malgré les « tempêtes et les marées », du nom d'un des chapitres. Charles Gardou rend aussi hommage aux professionnels, ces « éclaireurs ou réparateurs de l'humain ». Il dénonce l'utilisation abusive et inadaptée du mot « inclusion » car « inclure, c'est faire entrer dans un espace délimité et cloîtrer ». Se détachent de ce livre des interrogations anthropologiques, philosophiques ou politiques, qui traversent nos vies et notre temps : la diversité et l'unité des humains, les frontières que l'expérience de la fragilité trace entre les êtres, les plis et replis de la société, sa vulnérabilité et ses défis face aux formes de violence qui la dénaturent. Ce livre est la suite, dix ans après, d'un autre ouvrage, La société inclusive, parlons-en !. Charles Gardou a fondé et dirige la collection « Connaissances de la diversité » aux Editions érès, consacrant ses travaux aux vulnérabilités. Son credo : « Il n'y a pas de vie minuscule ».
Sortie le 22 février 2022, cette lecture est intemporelle. De celles qu'on lit lors des journées d'été, lumineuses dans le ciel, lumineuse sur le papier…