« Imaginez un aveugle devant une poubelle de tri. Comment distingue-t-il le contenant jaune du vert ? Et bien il finit par ne plus trier. » Même avec toute la meilleure volonté du monde, Benoît, très malvoyant et âgé d'une trentaine d'années, a renoncé à son idéal écologique. « Ce sujet m'a toujours intéressé, c'est évidemment très important, mais je me suis rendu compte à certains moments du décalage entre la théorie et la pratique », affirme l'homme originaire de Clermont-Ferrand. Peut-on être handicapé ET écolo ? C'est la question que pourraient se poser les 4 à 16 millions de Français concernés par une forme de handicap (Combien de personnes handicapées en France?). S'ils sont nombreux à pouvoir se la poser dans un contexte environnemental de plus en plus « actuel », le croisement des deux thématiques semble assez peu abordé.
Commencer par réfléchir aux transports
« J'en suis étonnée », confie Myriam Winance, sociologue à l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), spécialiste du handicap. « Il y a quelques années, j'ai rédigé une thèse sur les mobilités en fauteuil roulant. J'ai été surprise de constater qu'il n'y avait pas plus de réflexion sur le rapport à l'espace et sur le fait d'adapter sa mobilité à des distances plus locales dans une démarche de qualité plus que de quantité. » Les transports, dont l'impact environnemental est colossal (notamment au niveau des émissions de gaz à effet de serre), restent l'un des nerfs de la « guerre de l'accessibilité ». Or, « quand on commence à se déplacer de manière effrénée, c'est extrêmement fatiguant, pour tout le monde, à commencer par les personnes en situation de handicap », souligne Myriam Winance, qui incite en filigrane à réduire ses déplacements par souci environnemental et de santé.
Des politiques environnementales pour les « valides » ?
De façon générale, les politiques publiques valorisant la transition écologique sont souvent pensées pour les « valides ». Exemple : l'Union européenne a interdit les plastiques à usage unique en 2021. Pourtant, pour certaines personnes handicapées, ces objets sont vitaux : les alternatives (métal, bambou, carton) ne sont pas souples et peuvent provoquer des blessures ou ne résistent pas aux températures. Autre cas concret : la fin des éclairages en ville (demandée par les militants écologistes), « pour une personne déficiente visuelle, ça peut être pratique d'avoir des éclairages et des points de repère », affirme Benoît, malvoyant.
Les personnes handicapées en première ligne du réchauffement climatique
Grands oubliés de la transition énergétique, les personnes en situation de handicap sont pourtant les plus impactées par le réchauffement climatique, d'après Handicap international. « On estime à 200 millions le nombre de personnes qui deviendront des réfugiés climatiques d'ici à 2050. Par ailleurs, 30 millions d'entre eux auront des besoins spécifiques », explique l'organisation. Ces individus sont, en effet, plus susceptibles d'être laissées pour compte pendant la distribution d'aide humanitaire par manque d'accessibilité. L'augmentation de la pollution augmente également les besoins de santé, tout comme l'élévation des températures, qui invalident les personnes ayant des problèmes de thermorégulation par exemple (Dysrégulation thermique : ennemi n°1 par temps de canicule).
Une charge écologique
Dans un contexte de prise de conscience collective de l'urgence climatique, un nouveau concept émerge : la charge écologique. Sous-catégorie de la fameuse « charge mentale », cette notion désigne l'ensemble des efforts, du stress et de la responsabilité implicite que subissent certaines personnes pour essayer de se conformer aux injonctions écologiques, alors même que ces gestes « verts » ne sont pas toujours accessibles. Dans une vidéo publiée en janvier 2025 sur son compte Instagram, Nelia Keiciri, actrice et influenceuse en situation de handicap, liste les « gestes écolos qu'elle n'adopte pas par rapport à son handicap ». Amputée de la jambe droite, elle privilégie souvent l'avion au train, notamment pour l'assistance « qui y est plus flexible ». Même remarque pour la voiture plutôt que les transports en commun, pour réduire « la station debout ».
Des commentaires culpabilisants
Par ailleurs, elle utilise régulièrement « beaucoup d'eau » pour laver sa prothèse. « Quoiqu'il arrive, je réfléchis toujours à quand même avoir une alternative », se justifie la jeune femme. Justifications qui ne suffisent pas à éteindre les « nombreux commentaires négatifs » qu'elle a reçus sous son post. « On m'a dit que c'étaient des excuses futiles pour tenter de me déculpabiliser », explique-t-elle. Il est souvent question de « culpabilité » chez ces écolos « conscients », en situation de handicap. Comme cette jeune femme atteinte d'endométriose, qui admet également en commentaire sous la publication de Nélia, « prendre des bains pour calmer ses douleurs ».
Des gestes pratiques et faciles
Julie, 37 ans, handicapée au niveau de l'épaule suite à une paralysie du nerf spinal, a revu également ses exigences environnementales. « Oui, les gestes écolo sont conciliables, mais pas avec tous les handicaps », estime-t-elle. Une réflexion partagée par Myriam Winance qui donne l'exemple de parents d'enfants polyhandicapés qui ne peuvent techniquement « pas s'imposer des couches lavables. C'est effectivement une population qui utilise beaucoup de matériel de soin jetable. Mais, à côté de cela, ils consomment assez peu. Leur empreinte carbone n'est donc pas la plus élevée ». Julie a, quant à elle, essayé. Les trajets en vélo au travail, très peu pour elle. « Je devais porter un sac à dos, impossible avec mon épaule. » Elle aimerait également privilégier les courses locales, aller au marché pour acheter de saison, « mais comment faire pour porter les courses ? ». Alors, la jeune mère de famille fait des compromis. Certes, elle emprunte régulièrement la voiture, mais elle a adopté aussi tout un tas de petits gestes du quotidien qui ont leur importance : récupérer l'eau de la douche pour arroser ses plantes, utiliser les couvercles en cire d'abeille… Ces astuces qu'elle énumère dans un abécédaire qu'elle compte publier très bientôt, doivent être « pratiques et faciles ».
Faire preuve d'inventivité
Benoît n'a pas non plus renoncé à agir pour la planète malgré quelques échecs : « J'oublie souvent d'éteindre la lumière, forcément, je ne la vois pas… », ironise-t-il. Le trentenaire s'est lancé depuis peu dans le jardinage. « Je suis persévérant. Avoir la main verte quand on est aveugle demande pas mal d'inventivité. » Pour ce faire, Benoît s'inspire du livre Jardintégration : un rêve devenu réalité (éditions Nature et Progrès Belgique), qui retrace la conception et la réalisation d'un potager biologique adapté pour les difficultés rencontrées par les personnes aveugles.
Penser la qualité d'usage
Il a notamment adopté quelques aménagements comme la spatialisation du son pour s'orienter. « C'est plus de l'écologie pratique. » Ou ce qu'on pourrait appeler aussi « la qualité d'usage », soit la capacité d'un lieu, d'un objet ou d'un service à être utilisé facilement et efficacement, par tous. Dans une démarche écologique plus globale, cette notion reviendrait à intégrer les personnes handicapées dans la création des politiques écologiques et à privilégier les solutions qui fonctionnent vraiment dans la diversité des usages (par exemple, des pailles plastiques médicalement autorisées). Penser la qualité d'usage dans la transition écologique, ce serait s'assurer qu'elle soit à la fois verte et inclusive.
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