Jérémy, 30 ans, éducateur spécialisé, travaille auprès d'enfants en grandes difficultés psychologiques. Pour lui, le confinement a mis en évidence les difficultés de nos institutions à s'adapter ; les failles de notre système ont conduit à des ruptures de suivis qui ont et auront de grandes conséquences. Pour certains d'entre eux, le temps perdu ne sera pas rattrapable. Pour d'autres, la confiance a été rompue. La période du confinement et sa fin qui se profile à l'horizon l'interrogent sur les priorités, et la capacité du système à y répondre, et finalement sur le sens de sa mission. Il évoque deux situations en particulier, celles d'Enzo et de Léna (les prénoms ont été changés).
Enzo, la « patate chaude »
Enzo a 12 ans. Suivi depuis peu, il a fait craquer bien des institutions. L'école d'abord, puis les travailleurs sociaux, tous se sont repassés cet enfant devenu la « patate chaude ». Sa situation est si complexe que plus personne ne veut de lui. Violence au collège, refus des apprentissages, opposition permanente à l'autorité… Enzo est en grande souffrance. Il crie, injurie, casse, crache au visage des adultes, frappe les éducateurs. Il faut parfois s'y mettre à plusieurs pour contenir ses excès. Mais, petit à petit, depuis l'automne, un lien de confiance s'est tissé entre Enzo et Jérémy. Pourtant, en janvier, le maintien de ce lien est en partie rompu, Enzo est ballotté entre son père, sa mère, parfois son oncle. Si bien qu'au début du confinement, plus personne ne sait où il se trouve. Plus de contact. Le pré-ado est sorti des écrans-radar. « Je voudrais prendre une voiture pour aller le voir là où il habite, explique Jérémy. Impossible, le confinement ne le permet pas. » Via un éducateur sportif de son quartier, il finit par apprendre que les policiers, eux aussi, recherchent Enzo… pour agression sexuelle sur une enfant de son âge !
Léna, violence ordinaire
Léna, a 12 ans, elle aussi. L'institution de Jérémy la connaît depuis quatre ans. A l'époque, elle a fait l'objet d'une déclaration de violence au sein de sa famille auprès des services de l'aide sociale à l'enfance (ASE) du département. Elle porte les traces des coups de ses frères aînés ; elle en a reçu tant qu'elle est arrivée un jour en boitant. La fillette est donc placée en famille d'accueil. Suivie par des éducateurs, elle tente de se reconstruire. En parallèle, un travail est mis en place avec sa mère qui, seule, a besoin d'aide pour juguler cette violence intrafamiliale. A la veille du confinement, un équilibre commençait à s'installer, bâti sur la coopération entre professionnels (rééducation, famille d'accueil, école…) et la confiance rétablie en chacun, qui permettait de construire un cadre sécurisé, point de départ pour soutenir Léna. Et puis l'isolement a été décrété… L'ASE a considéré que le maintien en famille d'accueil n'était plus possible. Retour à la maison, retour à la violence. Jérémy appelle sa maman et comprend qu'elle n'a aucun lien avec l'école, que les devoirs ne lui parviennent pas. Elle lui explique que les « embrouilles » ont repris. Au téléphone, la communication est difficile, elle parle mal français.
Domicile interdit
Jérémy demande alors à pouvoir se rendre au domicile de la famille mais sa direction lui répond « impossible ». On interroge l'ARS (Agence régionale de santé), c'est toujours non ! « Le risque ne serait pas si urgent que ça, déplore l'éducateur. J'ai plutôt le sentiment que chacun a ouvert en grand son parapluie pour que les institutions ne prennent aucun risque, alors qu'elles avaient la possibilité d'agir. » Léna reste donc livrée aux coups de ses frères et à l'incapacité de sa mère de faire face. A quelques jours du déconfinement, on parle de renvoyer Léna dans sa famille d'accueil. Elle ne veut pas y aller. « Au plus fort de la crise du Covid, les institutions l'ont abandonnée ; la seule personne qui l'a accueillie, c'est sa mère, et cette famille avec violence, constate Jérémy. Léna sait qu'ils sont les seuls sur qui elle peut vraiment compter et qui ne la laisseront jamais tomber ». La confiance avec les professionnels est perdue. Tout ce long travail est à reprendre à zéro, s'il est encore possible…
Abandonnés par ceux qui devaient les protéger
Une enfant livrée à la violence, un autre abandonné à ses pulsions, l'une et l'autre lâchés par les professionnels censés les protéger. « Ne pouvions-nous pas faire mieux ? », questionne-t-il. « La crise a mis en évidence notre difficulté à assurer la continuité des accompagnements indispensables à l'efficacité de nos actions. Nos organisations sidérées par la pandémie ont d'abord voulu se protéger elles-mêmes. C'était indispensable. Mais ne pouvions-nous pas imaginer des solutions pour maintenir ce lien ? » C'est confiné chez lui que le jeune homme a observé, impuissant, les dégâts collatéraux du covid. Combien d'enfants perdus durant ce confinement ? Combien de parcours à reconstruire ?
ASE : situation explosive
Dans l'aide sociale à l'enfance, secteur en souffrance, la situation est jugée « explosive » ? Pour les 300 000 enfants placés, dont 25 % sont en situation de handicap, notamment psychique, le gouvernement a tenté d'apporter des réponses adaptées : interventions auprès du lieu d'accueil de l'enfant, continuité pédagogique à distance, astreinte téléphonique... (article en lien ci-dessous). « Cette situation ne pourrait-elle pas permettre de repartir sur d'autres bases ? Le sens prioritaire devrait être nos accompagnements avec les questions concrètes qui le rendent possible : pourquoi, quand, comment ?, martèle Jérémy. L'accompagnement ne peut pas se réduire à une juxtaposition de prestations mais doit être une réponse structurée qui sert de repère à l'enfant et permet la continuité et la sécurisation de son parcours ». Certains établissements sont parvenus à maintenir ce lien avec leurs jeunes, même les plus en difficulté, ne devraient-ils pas servir d'exemple ?