Par Sofia Christensen
Depuis qu'il a perdu la vue, Jetro Gonese vit largement du bout de ses doigts. "Le toucher nous permet d'identifier la plupart des choses. La texture des surfaces, la peau, les mains... C'est une part essentielle de nos vies". En imposant la distanciation sociale ou en interdisant les contacts physiques, la pandémie de coronavirus a bouleversé le quotidien de cet immigré zimbabwéen établi dans la mégapole de Johannesburg (Afrique du Sud).
Communication difficile
Depuis que le pays a été plongé sous confinement sanitaire fin mars 2020, cet homme de 60 ans a déserté les rues où il faisait la manche pour se calfeutrer dans un immeuble peuplé de migrants handicapés, dont il partage une chambre avec un autre aveugle. "Serrer les mains ou toucher les choses est devenu dangereux, à cause des risques de contracter la maladie", constate-t-il, "comme on a peur de toucher, la communication est difficile pour nous".
Un chemin de croix
Un peu plus loin dans le couloir recouvert de graffitis du même immeuble vivent Enok Mukanhairi, son épouse Angeline Tazira et leurs quatre enfants. Le couple s'est formé dans une école pour malvoyants de la ville zimbabwéenne de Masvingo (sud), avant que la crise économique catastrophique qui affecte leur pays et l'espoir d'une vie meilleure ne les contraignent à prendre la route de l'Afrique du Sud en 2007. A la faveur de l'allègement progressif du confinement, Enok Mukanhairi, 57 ans, s'est enfin aventuré hors de son immeuble la semaine dernière pour rejoindre la rue où il a pris ses habitudes de mendiant. Sa première sortie a viré au chemin de croix. "Il est difficile d'entendre correctement la voix de ceux qui portent des masques", rapporte l'aveugle. "Le ton des voix auquel on est habitué change. Ça nous empêche d'identifier rapidement les personnes." Autre constat, les automobilistes sont bien moins enclins qu'avant à baisser la vitre de leurs véhicules au feu rouge pour donner une pièce. Et ceux qui s'y hasardent le font sans plus prendre le temps d'une parole.
La peur de sortir
"Les gens ne se sentent plus libres de parler comme avant", regrette le Zimbabwéen. "J'ai très peur d'attraper le coronavirus", ajoute-t-il, "mais moins quand même que de ne pas avoir à manger". Son épouse Angeline opine le regard perdu au plafond, toute occupée à tricoter une écharpe blanche. Elle-même n'a pas encore eu le courage de ressortir pour mendier dans les rues. "C'était bien plus simple avant", remarque-t-elle. Lui aussi originaire du Zimbabwe, Siwachi Mavhaire a longtemps vécu au milieu des aveugles dans le même immeuble de la plus grande ville d'Afrique du Sud. Bénévole au Forum de la diaspora africaine, une ONG qui vient en aide aux migrants, il est retourné, à la faveur de la crise sanitaire, auprès des personnes malvoyantes pour leur venir en aide. "Leur situation est vraiment différente", souligne-t-il. "Moi, même confiné, je peux quand même sortir et revenir (...) eux sont obligés de respecter le confinement plus que tous les autres."
Un mémoire en braille
Contraint à rester chez lui par le confinement, Jetro Gonese a profité de ses longues semaines d'enfermement pour commencer à rédiger des mémoires. Jour après jour, il a frappé sur le papier de sa machine à écrire en braille les grandes étapes de son existence. De la rougeole qui l'a privé de vue à l'âge de 2 ans à sa carrière d'enseignant pour enfants malvoyants. Puis à sa vie de mendiant dès son arrivée en Afrique du Sud, où les autorités n'ont jamais reconnu ses qualifications professionnelles. "Mon idée est d'arriver à une courte histoire de ma vie", dit-il. "Ce dont je me souviens de ma naissance, mes débuts à l'école, mon arrivée en Afrique du Sud. Quelques lignes que je pourrais rassembler en un court volume".