*Les non-voyants et leurs drôles de machines
Handicap.fr : Comment sont nés Les non-voyants et leurs drôles de machines ?
Luc Costermans : J'ai perdu la vue en 2004, de manière brutale. Deux ans plus tard, je me suis dit : "Chiche, je vais voler !". Dès le mois de juin, j'entamais mon tour de France aérien, avec l'objectif de financer l'éducation d'un chien-guide ; 1 800 km aux manettes d'un monomoteur en une journée. Avec cette volonté de repousser les limites, nous avons ensuite décidé de créer l'association "Les non-voyants et leurs drôles de machines" (NVDM). Au programme : du jet ski, du quad, du parapente... Mais j'avais surtout envie de renouer avec la conduite automobile. Trois semaines avant de perdre la vue, j'avais vu le film Michel Vaillant : sa compagne lui cache les yeux et il se lance sur le circuit..."Pourquoi pas moi ?". Et pourquoi ne pas partager ces sensations fortes avec d'autres car pas mal de personnes non-voyantes semblaient intriguées et surtout partantes. Le premier stage de conduite était organisé quelques mois plus tard.
H.fr : Vous décrochez même un record du monde...
LC : Oui, en 2008. Le record du monde de vitesse par un pilote non-voyant sur la base militaire d'Istres. 308.78 km/h au compteur d'une Lamborghini !
H.fr : Comment se repérer lorsqu'on est aveugle ou les yeux bandés ?
LC : Il a fallu mettre au point un langage dédié pour communiquer efficacement avec le pilote, sur le principe de la montre : 5, 10, quart, demi, tour complet, axe... Droite, gauche. Il n'y a pas le choix ; il faut s'en remettre à l'autre. C'est la force du binôme. En général, ce sont les passagers voyants qui sont les plus crispés car ils anticipent les obstacles ; le pilote, lui, n'a qu'un seul repère, la voix.
H.fr : L'initiation se fait crescendo ?
LC : Oui, il y a trois modules. Le premier se déroule sur un parking de supermarché car même si certaines personnes ont perdu la vue en ayant leur permis, d'autres n'ont évidemment jamais conduit. Ensuite, nous les emmenons sur circuit ou piste de kart pour leur permettre de se familiariser avec les changements de vitesse, le freinage, la direction. Ils roulent en double commande avec, à leurs côtés, un moniteur d'auto-école. Lorsqu'ils commencent à maîtriser, ils appuient sur l'accélérateur et le compteur peut alors grimper jusqu'à 130 km/h en ligne droite. Au point que certains me disent avoir la sensation de décoller. L'expérience ne dure que quelques minutes car elle exige une concentration intense. Enfin, pour la troisième étape, une fois par an, notre association est invitée sur le circuit de Formule 1 de Spa-Francorchamps, en Belgique, où les pilotes non-voyants peuvent conduire une Mégane RS de 265 chevaux.
H.fr : De grands noms du sport automobile ont été intrigués par cette expérience...
LC : Oui, nous avons reçu par exemple Michèle Mouton, vice-championne du monde des rallyes en 82, ou Didier Auriol... Mais aussi Daniel Elena, parrain de notre association, 9 fois champion du monde des rallyes et co-pilote de Sébastien Loeb. Ou encore Julien Ingrassia, triple champion du monde des rallyes et copilote de Sébastien Ogier. Tous ont mentionné que rouler dans le noir était une expérience déroutante qui leur rappelle la conduite dans le brouillard ou de nuit. Daniel et Julien ont également tenté l'expérience en tant que copilotes ; ils devaient regarder en permanence la piste pour anticiper les manoeuvres. Troublant car cet exercice est à l'opposé de ce qu'ils font d'ordinaire (vidéo ci-dessous). En rallye, ils ne regardent jamais la route et ressentent les sensations dans le baquet ; c'est ce qu'on appelle le copilotage "aux fesses".
H.fr : Votre association est soutenue par quelques parrains prestigieux...
LC : Oui comme Ari Vatanen ou Jean-Pierre Nicolas, vice-champion du monde des rallyes en 78 et patron de Peugeot en championnat du monde des rallyes dans les années 2000. Mais aussi d'autres éminences du sport auto...
H.fr : Combien de personnes déficientes visuelles ont pu s'initier à cette conduite à l'aveugle ?
LC : Environ 450 en 10 ans. Nous organisons en moyenne une dizaine de stages par an : 8 en France et 2 en Belgique. Nous sommes sans cesse à la recherche de circuits pour nous accueillir, comme celui de Satory, près de Paris, qui appartient au ministère de la Défense. Un jour, un char nous a même coupé la route...
H.fr : Comment peut-on devenir membre de NVDM ?
LC : Comme nous avons énormément de demandes, il faut être patient pour être coopté. C'est une toute petite asso qui vit avec 10 000 euros de budget annuel et compte 52 membres. Elle ne fonctionne qu'avec des bénévoles. Nous voulons rester à taille humaine ; on regarde tous dans le même sens et on s'amuse.
H.fr : L'objectif de votre association n'est pas seulement la vitesse ou les sensations fortes.
LC : En effet, les personnes déficientes visuelles vivent souvent recluses car elles ont peur de leur environnement. Alors nous leur permettons aussi de sortir, d'aller à la rencontre d'autres personnes et ainsi de reprendre confiance en elles, en visant, pourquoi pas, une réinsertion professionnelle. Et puis nous menons d'autres actions, notamment culturelles, avec la mise à disposition gracieuse d'ouvrages lus par des comédiens donneurs de voix ; 1 100 titres disponibles pour nos membres. Nous avons fait lire un livre à Léa Drucker (qui est également marraine de la bibliothèque), Edouard Baer, Jean-Pierre Marielle. Pour les dix ans de l'asso, Jean Reno aura la gentillesse de prêter sa voix.*
H.fr : Vous menez également des actions auprès des entreprises ?
LC : Oui c'est ce qu'on appelle le team building, pour souder l'esprit d'équipe et apprendre à faire confiance à l'autre. Nous organisons des stages à la demande sur la thématique des sports mécaniques, notamment de l'initiation en quad à l'aveugle en terrain varié. Nous proposons ce type de prestations contre don à l'association.