Trouble, déficience, invalidité... Pourquoi utilise-t-on autant de termes pour évoquer le handicap ? « Leur usage varie selon les contextes - médical, social, juridique, éducatif, professionnel, militant ou personnel -, selon le regard porté sur le handicap mais aussi les évolutions terminologiques, car les mots s'usent et certains deviennent désuets ou stigmatisants », explique Charles Gardou, anthropologue et professeur émérite à l'Université Lumière Lyon 2.
L'évolution du vocabulaire spécialisé
Cette richesse lexicale est effectivement « le fruit de l'évolution des connaissances médicales et du vocabulaire spécialisé, au fil du temps », abonde Florent Moncomble, linguiste à l'université d'Artois (Arras) et membre du conseil d'administration de l'APEI (Association de parents d'enfants en situation de handicap) d'Hénin-Carvin (Pas-de-Calais). « Le mot 'invalide' apparaît au 16e siècle, 'infirme' (qui signifiait 'faible') au 17e, 'invalidité' au 19e (capacité de travail diminuée d'au moins deux tiers), puis 'déficience' au début du 20e », retrace-t-il.
Le principe du tapis roulant euphémistique
Mais l'évolution du vocabulaire ne dépend pas que des savoirs scientifiques. Elle tient aussi à un phénomène bien connu en sociolinguistique : le « tapis roulant euphémistique » (qui vient de l'anglais « euphemism treadmill »). « Au départ, un mot est neutre, puis il commence à être employé de façon offensante, pour exclure, dénigrer, stigmatiser. Il est alors remplacé par un autre mot 'neutre', qui est à son tour utilisé à des fins offensantes, puis de nouveau remplacé », explique Florent Moncomble. C'est notamment ce qui s'est produit avec des termes comme « crétinisme » ou « crétin », « appartenant autrefois au domaine médical, ou encore 'mongolisme', qui désignait la trisomie 21 ». Désormais perçus comme stigmatisants, ces termes ne sont plus utilisés en médecine… Du moins en principe.
« Dans la nouvelle édition du dictionnaire de l'Académie française, publiée en novembre 2024, on trouve encore les termes 'mongoliens' et 'mongolisme', sans aucune mention du caractère stigmatisant », s'indigne le collectif des Linguistes atterrés, auquel Florent Moncomble est affilié. La définition de mongolisme selon ce dictionnaire de « référence » ? « Maladie congénitale non héréditaire définie par la présence en surnombre d'un chromosome 21 et qui se caractérise par un faciès aux yeux bridés, diverses anomalies morphologiques et une arriération mentale. » Il y a encore du boulot...
Des mots qui recouvrent des réalités différentes
Bien qu'utilisé de manière interchangeable dans le langage courant, les termes « déficience », « invalidité » et autres, désignent des réalités différentes, « sous-tendues par des dimensions spécifiques, d'ordre biologique, médical, fonctionnel, social, juridique », assure Charles Gardou. « Déficience est un terme médical qui décrit un état (altération ou perte : déficience visuelle, auditive, motrice, intellectuelle, etc.), sans juger de son impact social », par exemple. Tandis que l'« invalidité » désigne une « perte d'aptitude dans la vie quotidienne et renvoie à une reconnaissance administrative ». Nombre de ces vocables ont toutefois en commun « des préfixes à connotation négative – 'in' ou 'dé' –, qui soulignent l'incapacité », observe Florent Moncomble.
L'origine du mot « handicap »
Cette notion ne transparaît plus dans le terme « handicap », qui trouve ses origines dans l'Angleterre du 16e siècle, avec l'expression « hand in cap » - littéralement « la main dans le chapeau » - en référence à un jeu qui consiste à échanger des biens à l'aveugle dont la valeur est contrôlée par un arbitre qui assure l'égalité des chances entre les joueurs. « Elle a ensuite été adaptée au sport, notamment aux courses hippiques, pour désigner un cheval plus fort qui se voyait attribuer un désavantage (poids supplémentaire par exemple) afin d'égaliser les chances », ajoute Florent Moncomble. Plus de préfixe négatif, mais toujours l'idée d'un poids... Ce n'est que depuis le 20e siècle que le mot revêt le sens qu'on lui connaît aujourd'hui : « toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant », selon la loi du 11 février 2005 portant sur l'égalité des droits et des chances.
Le signe d'une évolution
Cette définition va tout de même dans le sens d'une évolution, selon les deux spécialistes. « En 1980, la Classification internationale du handicap proposait une définition du handicap, inspirée d'un modèle médical et fondée sur le triptyque : déficience (dimension lésionnelle), incapacité (dimension fonctionnelle), désavantage (dimension situationnelle) », rappelle Charles Gardou. Deux décennies plus tard, « plus précisément en 2001, la Classification internationale du fonctionnement humain, du handicap et de la santé proposait une synthèse - soit-elle imparfaite - des dimensions biologiques, psychologiques et sociales, définissant le handicap comme le résultat de l'interaction complexe entre, d'une part, un problème de santé (lésions, maladie, traumatisme, troubles, etc.) et des facteurs personnels, et, d'autre part, les circonstances, les conditions de vie de la personne concernée et, plus précisément, les facteurs contextuels (obstacles et facilitateurs) ». « C'est là un changement majeur de point de vue qui ne réduit plus le handicap à une manifestation pathologique individuelle, mais à mettre en œuvre un 'traitement' de la société et à le considérer comme un défi à relever collectivement », estime l'auteur de La société inclusive, parlons-en. Il n'y a pas de vie minuscule.
Une pluralité de mots qui dépasse les frontières
Par ailleurs, cette pluralité de termes n'est pas une exception française. « Si 'handicap' est aujourd'hui perçu comme offensant et archaïque Outre-Manche, les britanniques utilisent également de nombreux mots tels que 'disability' – qui, à mon sens, n'est pas beaucoup mieux puisqu'il renvoie à l'idée d'être 'incapable' –, infirmity, disorder, impairment, differently abled... », compare Florent Moncomble. Autre point commun avec la France ? « Le handicap est encore défini comme un écart par rapport à une norme supposée, sans qu'on se pose la question de savoir si celle-ci a une existence empirique. Qui est 'normal', qui est vraiment dans la norme ? », s'interroge Florent Moncomble. Par ailleurs, « l'inadéquation entre la personne et son environnement est présentée comme était le fait de la personne et non de son environnement ».
Un vocabulaire positif venu de Nouvelle-Zélande
De l'autre côté du Globe, la Nouvelle-Zélande fait figure de modèle inspirant. « Le maori s'est enrichi de 200 termes sur le handicap, avec des expressions positives comme tangata whaikaha valorisant la singularité, les atouts, le pouvoir d'agir et la contribution de chacun à la communauté », se félicite Charles Gardou. Idem pour les personnes avec autisme : « takiwa tanga signifie 'ayant son propre espace-temps'. Le vocabulaire traditionnel, trop péjoratif et discriminatoire, est abandonné ; on change le récit en déplaçant le focus vers les ressources, la complexité et la singularité ». De quoi inspirer les « frenchies » ?
© Pavel Danilyuk de Pexels et Handicap.fr