Création de cœurs artificiels, de voitures autonomes et même bientôt la conquête de nouvelles planètes… « Les technologies et le numérique ont ouvert un champ des possibles jamais égalé (…). Et vous trouvez encore une excuse pour ne pas m'embaucher ? » Au bout d'1'17 minutes, la nouvelle campagne de la Semaine européenne pour l'emploi des personnes handicapées plante le décor : la société actuelle semble avancer à deux vitesses. D'un côté, le progrès technologique sous toutes ses formes et, de l'autre, un constat immuable, le plafond de verre auquel se cognent les personnes en situation de handicap dans le monde du travail.
« J'existe grâce au numérique »
Ce paradoxe, Jérémy Lecerf, gamer atteint d'une myopathie « non évolutive », ne le connaît que trop bien. Pour l'anecdote, c'est lui qui apparaît à la fin du clip. Avant de voir sa carrière d'influenceur « gaming » décoller, Jérémy, alias Gyzmo, a galéré professionnellement. « J'ai été mal orienté à l'école », confie celui qui souhaitait depuis toujours travailler dans l'informatique. « On m'a envoyé en comptabilité », où il se perd… Il persiste derrière son écran et signe… désormais de nombreux partenariats avec des marques de renom comme Playstation ou encore Xbox. « C'est l'usage du numérique qui fait que j'arrive à exister aujourd'hui », poursuit-il.
Match numérique/IA : réactions contrastées
Comme lui, 65 % des personnes en situation de handicap perçoivent la tech comme une opportunité pour l'emploi (enquête enquête Agefiph/Ifop dédiée au numérique publiée le 21 novembre 2023 menée auprès de 6 300 personnes handicapées), et elles sont même 81 % à penser qu'elle a un impact positif sur l'organisation du travail. Par ailleurs, 81 % se disent « à l'aise » avec l'usage de ces outils (dont 28 % « très à l'aise », un peu mieux que pour le grand public (23 %). A l'inverse, les réserves sont plus marquées sur le développement de l'intelligence artificielle (notamment avec l'apparition de ChatGpt en novembre 2022) ; elle ne constitue une « opportunité » pour l'emploi des personnes handicapées que pour 28 % des répondants (contre 38 % pour le grand public), la majorité ressentant de la « méfiance » (70 %) et de « l'inquiétude » (51 %) et un peu de « curiosité (43 %), avec des résultats assez proches de l'ensemble des salariés.Penser l'accessibilité nativement dans l'IA
La raison, selon Marion Scordia, cheffe de projet chez Simplon.co, start-up spécialisée dans la formation professionnelle ? « Les technologies immersives sont arrivées sur le devant de la scène sur des aspects qui n'avaient aucun lien avec les personnes handicapées. Elles n'ont pas été présentées comme étant nativement accessibles ». Or, c'est souvent la première question qu'elles se posent. Les recours à l'IA nouvelle génération peuvent être pourtant nombreux. Par exemple, les traductions simultanées en langue des signes pour les personnes avec déficience auditive, la production de « power point » par simple reconnaissance vocale pour les personnes déficientes visuelles, pourquoi pas une traduction simultanée de consignes compliquées en Facile à lire et à comprendre (FALC), selon Bruno Pollez, médecin rééducateur et président de l'association Ladapt.
Faciliter les process de recrutement
« L'IA peut même analyser des CV lors des phases de recrutement pouvant aider à dépasser les préjugés », ajoute Bruno Pollez. Fariha Shah, directrice de Golden Bees, une start-up spécialisée dans le ciblage de candidats via la publicité programmatique, en est convaincue. Elle vantait déjà en 2019 les mérites de l'IA pour les procédures d'embauches (Lire : Intelligence artificielle et handicap : boosteur d'emploi ?). « Un même profil peut matcher avec plusieurs recruteurs sans qu'ils ne sachent forcément que le candidat est en situation de handicap, notamment grâce à ses soft skills (compétences personnelles, ndlr). Ainsi, l'employeur analyse d'abord la personnalité et évalue la capacité de cette personne à s'intégrer dans son entreprise et à apprendre ».
Question d'équilibre
Jean-Michel, amputé des deux membres supérieurs, utilise ChatGPT au quotidien dans ses tâches administratives. Aide à la rédaction de mail, échanges avec ses interlocuteurs, l'IA va beaucoup plus loin que la simple dictée vocale, simplifiant ainsi de nombreuses obligations. Même constat pour Jérémy. Adepte de la domotique, il admet que l'assistant vocal, l'enceinte Alexa en l'occurrence, lui a changé la vie. « Dans les métiers de la création, notamment sur internet et les réseaux sociaux, l'IA est un sacré gain de temps et de productivité », admet-il.
A l'inverse, Florian Trichaud, président du Bureau national des élèves ingénieurs, 22 ans, se montre plus sceptique. Malvoyant de naissance, il craint que l'IA ne devienne la solution pour « laisser les personnes chez elle ». « Il faut effectivement faire attention à ne pas isoler avec le numérique les personnes handicapées en faisant tout en 'télé' : télétravail, téléformation, télérecrutement. L'objectif est d'être dans l'inclusion, pas dans des circuits séparés », répond Bruno Pollez (Lire : Handicap : numérique, une "opportunité" qui a ses limites). « On a souvent répété que le jeu vidéo était un tue-social, complète Jérémy Lecerf. J'y ai rencontré mes meilleurs amis et même mon témoin de mariage ! ». Question d'équilibre, donc…