Quel enfer ! Le 16 mars 2020, 35 millions de Français ont les yeux rivés sur leur poste de télévision. Comme eux, j'attends l'allocution du Président de la République pour savoir à quelle sauce nous allons être mangés ces prochaines semaines (mois ?). A 20 heures, le verdict tombe : « Dès demain, tous les établissements non nécessaires à la survie du pays devront fermer leurs portes pour freiner la propagation du Covid-19 ».
La douche froide
C'est la douche froide. Inquiète les premiers jours, je deviens carrément désespérée quand le centre de rééducation qui accueille ma fille Jeanne, 10 ans, polyhandicapée, confirme sa clôture. Second coup dur après celle de son école quelques jours plus tôt, au sein de laquelle elle se rend un jour et demi par semaine. Passée l'excitation des premiers jours et la joie partagée des moments mère-fille, l'anxiété reprend le dessus. Jeanne fait des crises d'angoisse. Beaucoup. Seule solution pour la calmer : la blottir contre moi. Elle a besoin de sentir ma peau contre la sienne, ça la rassure. Jeanne ne marche pas, ne saisit pas d'objet, ne parle pas. Le toucher est le seul moyen d'entrer en communication avec elle. Alors, en cette période de crise sanitaire où l'heure est à la distanciation sociale et au respect des gestes barrière, elle ne s'est jamais sentie aussi seule. Moi non plus.
Errance diagnostique
Aux quatre mois de Jeanne, la crèche nous alerte : manque de concentration, d'attention, d'éveil... Puis viennent les premières crises d'épilepsie, qui sonnent le début d'un long parcours du combattant pour obtenir un diagnostic. « Votre fille est simplement contemplative et, vous, vous êtes une maman trop stressée », affirme son pédiatre dans un premier temps, jusqu'à ce qu'elle convulse devant lui. A l'hôpital, les médecins pensent d'abord à un syndrome de West, une forme d'épilepsie rare du nourrisson qui s'accompagne d'un ralentissement du développement. « Pas d'inquiétude, elle sera sortie d'ici dans moins de six jours », me lancent-ils, bien présomptueux. Dix ans plus tard, on y est encore... Ils n'ont jamais admis leur erreur, ni leur manque de connaissances en matière de handicap. Le hic, avec l'épilepsie, c'est qu'elle est pharmaco-résistante, aucun traitement n'en vient à bout.
CDG syndrome : une maladie génétique rarissime
A neuf mois, Jeanne est une petite chose droguée et énorme, elle a doublé de volume à cause de la cortisone. Elle est suivie à l'hôpital Necker, à Paris, durant deux ans, et subit toute une batterie de tests, qui reviennent inlassablement « normaux ». Les médecins finissent par lâcher l'affaire. Moi, je sais que quelque chose ne va pas... Ils font fi de mes inquiétudes. Silence radio. En tant que parents, nous vivons des choses que les professionnels de santé ne comprennent pas. Je leur ai d'ailleurs souvent proposé de venir faire un stage chez nous, 24 heures sur 24. C'est bizarre, personne n'a encore accepté. En juin 2014, l'impensable se produit. « Ça y est, on a trouvé », m'annoncent les médecins de l'hôpital Necker. Jeanne a cinq ans lorsqu'elle apprend qu'elle est atteinte du CDG syndrome (congenital disorder of glycosylation), une maladie génétique rare. Et, comme elle ne fait pas les choses à moitié, sur plus d'une quarantaine de types, il a fallu qu'elle contracte le « 1P », le plus rare. Seuls sept enfants auraient été diagnostiqués dans le monde, aucun en Europe. Les recherches étiologiques sont aussi rares que les cas... Cette pathologie métabolique affecte la fabrication des chaînes de sucres accrochées à la plupart des protéines d'un organisme. Le cerveau de Jeanne est un peu comme un gâteau mal fichu... Le sucre ne se fixe pas suffisamment sur une enzyme du cerveau, ce qui compromet toute la chaîne de construction qui permet d'envoyer des ordres au corps.
Prise en charge pluridisciplinaire à l'arrêt
Son cerveau cabossé et son hypotonie lui causent de nombreux problèmes : ostéoporose au niveau du bassin, ostéopénie sur le reste du corps (grande fragilité des os), troubles de la déglutition, fragilités intestinales... Mais, grâce à de nombreuses heures de travail, une prise en charge pluridisciplinaire et une sacrée persévérance, Jeanne est devenue plus souple, moins crispée, moins angoissée. Elle tient sa tête de mieux en mieux et, depuis deux mois, je n'ai plus besoin de la lui maintenir quand elle mange. En parallèle, depuis deux ans, elle a à sa disposition un véritable bataillon de professionnels libéraux qui l'accompagnent plusieurs fois par semaine : nounou, infirmiers, psychomotricienne, acuponctrice, ostéopathe... Résultat : elle fait des progrès considérables et, moi, je souffle.
Mais, le 17 mars 2020, date de début du confinement, tout s'est littéralement cassé la gueule. Les troupes ont été dans l'obligation de déserter. Les infirmiers voulaient continuer à se battre mais, Jeanne étant très fragile au niveau pulmonaire, j'ai préféré leur donner congé. Respecter un mètre de distance pour lui faire des soins ? Mission impossible !
Aidant : un rôle harassant sans interruption
Alors, depuis, c'est moi qui occupe tous ces postes. Tantôt institutrice, tantôt kiné, aidante à plein temps... Une situation épuisante à la fois physiquement et moralement. Se poser dix minutes sur le canapé ? Même pas en rêve ! C'est un rôle permanent qui ne laisse aucun répit. Or le risque majeur, si Jeanne ne bouge pas, c'est la spasticité de ses membres. Sur les conseils du gouvernement, je m'adresse à son centre de rééducation, en vain. Après plusieurs tentatives infructueuses, je finis par avoir la kiné au téléphone qui me reproche « de vouloir en faire trop ». « Ne vous mettez pas trop la pression », me conseille-t-elle. C'est l'unique « conseil pratique » auquel j'ai droit. Selon elle, Jeanne est suffisamment bien installée dans son fauteuil, c'est tout ce qui compte. Le gouvernement a pourtant promis que, dans les huit jours suivant la fermeture des établissements, « des mesures seront prises pour accompagner les enfants en situation de handicap ». Est-ce à nous, parents, de les inventer ? Et quand bien même, nous ne sommes pas écoutés... J'ai essayé de proposer des séances de kiné en vidéo mais l'équipe m'a répondu que « ce n'était pas la peine ». C'est finalement auprès des professionnels libéraux que j'ai trouvé refuge. Au programme : deux séances vidéo avec une ostéopathe par semaine et une autre avec une psychomotricienne. Elles m'expliquent les mouvements que je dois effectuer à distance, je n'ai plus qu'à me laisser guider. Ça change tout, cela me permet d'éviter de « péter un câble » en cas d'erreur et surtout de culpabiliser.
« On passe toujours en dernier »
Malgré ce soutien précieux, la charge mentale est prégnante. Au fil des jours, ses 26 kilos sont de plus en plus lourds à porter, ses transferts de plus en plus difficiles à effectuer. La contracture musculaire était inévitable... Mon corps m'implore de le laisser en paix. Quant à mon esprit, il est saturé, désemparé. Responsable d'une agence HLM, j'ai obtenu un arrêt maladie pour la garde d'un enfant de moins de seize ans mais je télétravaille officieusement... Seule bouffée d'air frais pour Jeanne comme pour moi, une courte séance de relaxation dans le jardin. C'est merveilleux de sentir le soleil, le vent sur sa peau, quelle chance ! Mais ça ne dure jamais bien longtemps. En deux semaines, je suis sortie seulement deux fois pour récupérer mes courses au « drive ». Quant à Jeanne, elle n'a pas pointé son nez dehors une seule fois, trop risqué ! C'est dur pour elle mais, si elle attrape ce foutu virus, je sais qu'elle ne sera pas correctement soignée à l'hôpital. Bien avant l'épidémie de Coronavirus, j'ai constaté que les professionnels de santé ne savaient pas vraiment prendre en charge un enfant handicapé... alors polyhandicapé, n'en parlons pas. Les médecins ont peur, ne comprennent pas ces cris et autres gestes malhabiles et se sentent démunis. Sans parler de la « sélection naturelle » qui se met peu à peu en place face au manque de lits et s'agite comme une épée de Damoclès au-dessus de notre tête. On passe toujours en dernier, en cas de handicap (article en lien ci-dessous)... Donc je fais mon maximum pour que Jeanne soit protégée du monde extérieur. Ce confinement va à l'encontre de tout ce que je voulais pour ma fille handicapée, une vie « ordinaire », parmi les autres, en société.
Des échanges reboostants
La solidarité que prônent les politiques en ces temps de crise, je ne la reçois pas, je la donne. En parallèle, j'aide ma voisine de 85 ans pour ses besoins du quotidien. En dix ans, j'ai tellement pris l'habitude de tout faire par moi-même que je ne sais plus demander mais, je l'avoue, je rêve qu'on me propose de l'aide, rien que pour quelques courses. En attendant, j'échange avec plusieurs parents d'enfants en situation de handicap, les seuls qui me comprennent. On prend des nouvelles, s'écoute, se remotive, se conseille, c'est ma petite soupape. Nous avons une mission : rendre nos enfants heureux, je ne veux pas y faillir. Si ce confinement venait à s'éterniser, mon rêve le plus fou serait la création d'un lieu de répit, respectant toutes les précautions qui s'imposent pour éviter la propagation du Covid-19, pour que Jeanne et tous les autres puissent s'y retrouver. Mon répit à moi ? Mon travail, bien moins fatigant que mon rôle d'aidante, croyez-moi.