Handicap.fr : Quel impact le syndrome de Gilles de la Tourette a-t-il eu sur votre carrière de réalisateur ? Les freins, les opportunités peut-être... ?
Julien Richard-Thomson : Des opportunités ? La question est vite répondue : aucune. Pour être honnête, je n'ai pas eu la carrière que j'aurais souhaitée, j'ai toujours voulu faire des films de cinéma et, pour l'heure, aucun de mes longs-métrages n'est sorti en salle. Cet « échec » est dû à plusieurs paramètres. J'ai toujours été considéré comme un marginal. Originaire d'Avignon, j'ai atterri à Paris dans les années 1990, où je ne connaissais absolument personne. Compliqué quand on exerce un métier qui fonctionne à 99 % grâce au réseau... Cet aspect du provincial qui débarque dans la Capitale, fait des films de manière indépendante, « artisanale », aime le cinéma de l'imaginaire, l'humour noir un peu absurde des Monty Python, à l'époque, c'était assez mal vu. Aujourd'hui, les mentalités semblent avoir évolué sur ce point. Mais mon handicap a évidemment été mon pire frein. Un handicap un peu « bizarre » en plus...
H.fr : Cette maladie neuropsychiatrique se caractérise par des tics involontaires, soudains, se traduisant par des mouvements ou des vocalisations. Cela vous a-t-il valu des réflexions désobligeantes ?
JRT : Bien sûr, on m'a clairement fait comprendre que mon handicap était un risque. Parfois, les gens se demandent si on n'est pas drogué ou fou, si on ne va pas avoir une réaction hystérique, péter un câble ou se rouler par terre lors d'un tournage... J'ai enragé de voir combien je pouvais être considéré comme peu fiable par simple a priori. On ne m'a jamais dit, texto : « On ne signe pas pour ton film parce que tu es handicapé » mais, à compétences égales, lorsque des millions d'euros sont en jeu, il est clair que les producteurs et les investisseurs préfèrent miser sur un « valide » notamment car les assurances de tournage sont plus chères pour les personnes handicapées, malades ou encore les seniors.
H.fr : Vous semblez presque comprendre cette censure...
JRT : Je ne l'accepte pas mais, effectivement, j'essaye de la comprendre... Embaucher une personne handicapée peut représenter un surcoût notamment s'il y a nécessité de rendre les lieux de tournage accessibles ou mettre en place des dispositifs spécifiques comme un traducteur en Langue des signes française.
H.fr : Avez-vous toujours voulu être réalisateur ?
JRT : Oui, j'ai toujours été passionné par le cinéma. C'était vraiment mon idée fixe. Même si j'ai ajouté quelques cordes à mon arc par la suite puisque j'ai aussi travaillé dans la communication, le journalisme, la publicité et le scénario, avant d'écrire quelques bouquins... Bref, quand on me proposait un job, je fonçais !
H.fr : Comment votre carrière dans le 7e art a-t-elle débuté ?
JRT : On me présente parfois comme le pionnier du « Do it yourself » (ndlr, un mouvement qui consiste à faire les choses par soi-même). J'ai commencé à faire des courts-métrages à 9 ans en super 8, un format amateur et, depuis, je n'ai jamais arrêté... Au lycée, je tournais des films avec mes copains grâce au financement d'une association, avec très peu de moyens et du matériel vidéo qui n'était pas du tout celui d'aujourd'hui. Puis j'ai fait une prépa cinéma après le bac qui m'a permis de réaliser mes premiers longs-métrages les week-ends et pendant les vacances.
H.fr : Quels avantages la Reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé vous a-t-elle procuré ?
JRT : Pour le moment, aucun. Je l'ai demandée il y a une dizaine d'années pour avoir droit à des formations mais l'occasion ne s'est pas encore présentée. Et puis je n'ai pas vraiment eu besoin d'aménagement de poste... Sur un tournage, on échappe un peu au quota de 6 %. Par contre, dans une autre vie, lorsque j'étais directeur de com, il a fallu me trouver un bureau parce que mes bruits gênaient dans l'open space. Par la suite, j'ai pris le réflexe de m'isoler pour ne pas déranger. D'ailleurs, mon handicap m'empêche également d'aller au cinéma, au théâtre, à un concert de musique classique ou quelconque endroit où il faut être silencieux longtemps, ou alors je dois me mettre dans un petit coin, tout au fond de la salle, pour ne pas déranger.
H.fr : Certains disent que vous avez réalisé plus de films que Guillaume Canet, Michel Hazanivicius et d'autres grands noms du cinéma. Combien en avez-vous à votre actif ?
JRT : Une dizaine de longs-métrages, en majorité tournés dans ma jeunesse, trois documentaires et une centaine de reportages ont été diffusés. Mes films de fiction ont été réalisés avec des petits budgets et souvent diffusés de manière assez confidentielle.
H.fr : Combien évoquent le sujet du handicap ?
JRT : Un seul. Le documentaire qui passe actuellement sur Ciné + « Pas de bras pas de cinéma », également disponible en replay sur My canal. Un film d'1h30 qui traite du handicap dans l'histoire du cinéma en évoquant notamment des grands succès comme Rainman ou Intouchables. Il parle également de la difficulté des personnes handicapées à accéder à ce secteur, via le témoignage de comédiens de petite taille, en fauteuil roulant ou encore sourds. Enfin, il aborde le manque d'accessibilité aux œuvres et met en lumière les initiatives d'associations comme Ciné-ma différence qui tentent de changer la donne (article en lien ci-dessous).
H.fr : Un film, seulement ?
JRT : Le thème du handicap m'intéresse depuis peu. J'ai pris conscience que j'étais handicapé il y a une dizaine d'années seulement, lorsque j'ai réalisé que tous mes copains bossaient beaucoup plus que moi et que peu de mes projets aboutissaient. Mais si j'évoque le handicap depuis récemment, j'ai toujours traité de personnages marginaux, de différence. Il faut dire que c'est un sujet difficile ; il y a deux ans, j'avais commencé l'écriture d'une comédie avec un humour assez noir sur le handicap mais je me suis autocensuré, j'avais peur que ce soit mal perçu et qu'on le prenne pour de la moquerie. Ce sujet est tellement lourd, sensible... Des réalisateurs se font parfois insulter car les personnes handicapées et leurs proches ne se reconnaissent pas dans leur film. Même les gros succès comme Hors normes peuvent susciter colère et incompréhension, donc un style comme le mien, un peu plus déjanté, vous imaginez ? Je vais faire rire certains mais choquer d'autres.
H.fr : Peut-être le sujet de votre prochain film ?
JRT : Touché ! Je suis en train d'écrire l'histoire d'un réalisateur handicapé qui fait appel à tout un tas de coaches pour obtenir du boulot, et c'est presque pire finalement. On se fait vite coller des étiquettes sur le dos. Pourtant, personne ne se résume à son handicap !
H.fr : C'est amusant, vous vous moquez des personnages qui vous ressemblent... L'autodérision, c'est votre truc ?
JRT : Il le faut ! Avec moi, tout le monde en prend pour son grade : les jeunes, les vieux, les femmes, les noirs, les blancs, les personnes handicapées... On doit être un peu grinçant pour faire rire. J'ai presque deux personnalités : le citoyen, qui milite pour l'inclusion, constructif, optimiste, et le cinéaste, l'écrivain qui aime bien pratiquer un humour noir, un peu décalé, voire cruel, et met en lumière les travers de ses personnages. Selon moi, la création artistique est différente du militantisme consensuel. L'artiste doit surprendre, voire choquer, alors que le politique doit rassembler et gérer. Tantôt engagé, tantôt ironique, j'ai dû composer avec cette ambivalence toute ma vie !
H.fr : En mai 2019, vous créez le premier Syndicat des professionnels du cinéma en situation de handicap (SPCH). Avec quelle ambition ?
JRT : Il y en a évidemment plusieurs mais la première est d'ouvrir les métiers de la culture aux personnes handicapées. La représentation du handicap progresse depuis quelques années mais très (trop ?) lentement. Les acteurs handicapés se font rares, notamment car il y a peu de rôles pour eux ; ils ne peuvent donc pas prétendre au statut professionnel et désertent le métier. Et il y a toujours aussi peu de personnes handicapées dans les équipes de tournage, derrière les caméras...
H.fr : On reproche souvent aux sociétés de production de confier des rôles de personnages handicapés à des acteurs « valides ». Quel est votre point de vue ?
JRT : Honnêtement, ça ne me choque pas. Une actrice peut jouer la Reine d'Angleterre ou Napoléon sans l'avoir été. Mais les scénaristes doivent prévoir davantage de rôles pour que les acteurs ayant des handicaps visibles puissent avoir leur chance. Et puis, ça doit aller dans les deux sens, il faut aussi donner les rôles de « valides » à des personnes handicapées. C'est ça l'inclusion, chacun interprète un rôle à la mesure de son talent, et seulement son talent.
H.fr : Comment favoriser l'accès des métiers du cinéma aux personnes handicapées ?
JRT : C'est un public qui s'autocensure car il est souvent empêché donc les écoles de cinéma doivent aller chercher des personnes passionnées et talentueuses. Le SPCH souhaite instaurer une démarche volontariste, non contraignante. Nous ne réclamons pas de quotas mais nous proposons d'encourager les producteurs en proposant des subventions supplémentaires en cas d'embauche d'un travailleur handicapé. En mai 2022, j'ai intégré la commission mise en place par le Centre national du cinéma (CNC), présidée par Sandrine Bonnaire, pour favoriser l'insertion professionnelle des personnes handicapées dans le cinéma. Les institutions commencent à reconnaître notre combat avec ce syndicat, les choses bougent... enfin !
H.fr : D'autres mesures phares ?
JRT : Nous plaidons, auprès du CNC et des régions, pour l'instauration d'un bonus inclusion dans les projets de films mais aussi pour la réforme de l'intermittence du spectacle pour les comédiens ou techniciens en situation de handicap. Cela pourrait notamment passer par une baisse du nombre d'heures de cachet. Concrètement, 507 heures d'exercice par an sont nécessaires pour obtenir le statut d'intermittent du spectacle, nous recommandons la moitié pour les titulaires d'une RQTH.
H.fr : Votre leitmotiv ?
JRT : Le cinéma, et plus globalement la culture, parle à tout le monde, de tout le monde et doit être pratiqué par tout le monde. La personne handicapée ne peut pas seulement être spectatrice -et encore, c'est déjà bien si elle arrive à l'être !-, elle doit aussi être actrice. Nelson Mandela disait : « Tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est contre moi ». Cette phrase est peut-être un peu excessive mais pas totalement fausse. Ainsi, la culture qui est faite sans la participation des personnes handicapées va à l'encontre de l'inclusion.
H.fr : Quel message souhaitez-vous adresser aux jeunes en situation de handicap qui se lancent dans une carrière au cinéma ?
JRT : Il faut persévérer dans vos projets... à condition d'avoir le feu sacré. Même s'il reste encore du boulot, la société semble de plus en plus tolérante envers la différence, la question de l'inclusion est sur toutes les lèvres donc vous avez un coup à jouer, un destin personnel et collectif à écrire. Ça ne sera pas facile mais persévérez, c'est le moment ou jamais. Soyez acteurs de cette société inclusive !
Julien Richard-Thomson, réal' handicapé : un oiseau rare?
Des réalisateurs handicapés ? Cela relève presque de la fiction. Atteint du syndrome de Gilles de la Tourette, Julien Richard-Thomson se livre sur les obstacles qui se sont dressés entre lui et sa passion pour le cinéma. Action !
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