« Imaginez ce que vous ressentiriez si vous étiez soudainement poussé dans une rue ou tiré dans un wagon ? » C'est ce qui est arrivé un matin à Amy Kavanagh alors qu'elle montait dans un train pour se rendre au travail. Les portes s'ouvrent, une main jaillit, saisit son poignet et l'entraîne, sans un mot. Une heure plus tard, rebelotte, à un passage piéton. Puis même scénario dans un café ; on l'attrape silencieusement par les épaules pour la mener vers le comptoir. « Il n'est même pas neuf heures et déjà trois personnes différentes m'ont attrapée, tirée et poussée », s'agace la jeune Anglaise qui, malvoyante, se trouve à la merci de passants un peu trop « serviables ». Lassée, Amy lance en 2018 le hashtag #JustAskDontGrab. En français : « Demande avant d'attraper ». Le message ? Interroger systématiquement une personne en situation de handicap avant de lui « imposer » un soutien. « Nombre de ces passants ne réalisent pas que leur aide bien intentionnée est en réalité très intrusive », explique la jeune femme. L'enfer est pavé de bonnes intentions…
Accidents, intrusion, belles frayeurs…
Des récits comme celui d'Amy, on en voit d'autres sur les réseaux sociaux. Sarah J. Waters, Anglaise elle aussi, a eu deux accidents consécutifs en fauteuil roulant après avoir été empoignée par des inconnus dans la rue. La première fois, ses doigts ont été brisés. La seconde, son pouce s'est luxé après qu'elle a été propulsée en avant de son fauteuil. Angie a, quant à elle, failli tomber du train parce qu'une personne l'a attrapée brusquement et qu'elle a perdu l'équilibre. Enfin, Adrian s'est retrouvé vers une destination qu'il ne connaissait pas à cause d'une personne qui a « décidé qu'il devait monter dans ce train précis » ; à l'inverse, lorsqu'il est avec son chien-guide, il n'est jamais confronté à ces empoignades forcées.
Une histoire de non-consentement
Il s'agit bien de non-consentement, voire d'infantilisation. C'est ce que dénonce Céline Bœuf, déficiente visuelle et bibliothécaire à la Médiathèque Valentin Haüy de Paris. « Je rappelle donc, à toutes fins utiles, que même dans l'aide aux personnes handicapées, le consentement est une notion non négociable », précise-t-elle sur X. Daphnée, auteure du blog « 1 parenthèse 2 vies », explique que son fauteuil prénommé « Albert » est une extension d'elle-même : « Le toucher revient à me toucher. Et, comme tout un chacun, moi aussi j'ai besoin d'un espace vital. Le prendre en main sans nous en laisser le choix, c'est nous faire perdre le contrôle, nous priver d'une liberté primaire ».
« Engueuler » ou expliquer gentiment ?
Les réactions face à ces excès de zèle sont variées. Il y a les plus radicales, comme la pose de pics autour des poignées. C'est l'option choisie par Bronwyn Berg, une Canadienne qui s'est déjà « retrouvée à dévaler la rue à grande vitesse » quand un passant a saisi son fauteuil. « Quand je sors avec ça (ces pics, ndlr), je me sens plus en sécurité, je n'ai pas besoin de regarder continuellement derrière moi », déclare-t-elle. D'autres, comme Roro le costaud, influenceur en situation de handicap, optent pour la pédagogie, un peu musclée… « Je faisais une séance de sport avec mon fauteuil, notamment 'des montées sèches'. J'avais un casque sur les oreilles, et quelqu'un l'a poussé sans que je le voie et sans même me demander… J'ai eu très peur, j'ai sursauté et n'ai pas été très agréable avec ce monsieur mais je lui ai expliqué pourquoi après. » Et puis il y a ceux qui y voient une occasion de sociabiliser… C'est le cas de Hamou Bouakkaz, aveugle. « Plutôt que d'engueuler, je lâche ma canne. Je n'ai pas envie de culpabiliser les gens qui sont plus maladroits qu'autre chose », relativise le président de H'up entrepreneurs. « Cela fait plus de quarante ans que je chemine dans cette vie. Si je devais remplir une enceinte de gens bienveillants, je remplirais le stade de France », confie-t-il.
Une pédagogie douce
La pédagogie « douce », c'est la ligne de conduite choisie par le gouvernement britannique, qui a lancé en septembre 2023 la campagne « Ask, don't assume », en français « Demande avant de présumer ». L'objectif ? Remettre en question les perceptions autour du handicap et responsabiliser le public. Les autorités préconisent donc d'engager la conversation pour connaître les besoins de la personne. Une initiative qui n'est pourtant pas du goût de tous… L'auteure du hashtag « Just ask don't grab » dénonce « une tentative de détourner l'attention des véritables problèmes et obstacles auxquels sont confrontées les personnes handicapées ». D'autres saluent au contraire une initiative qui permet de visibiliser le handicap. « Tout est une question d'attitude, résume Hamou Bouakkaz. C'est à moi de décider du moment où je veux être autonome ou non. Selon la posture que j'adopte face à la personne qui me vient en aide, il peut se passer quelque chose de merveilleux. » Aider, pourquoi pas, mais pas n'importe comment…