Une vague surgit dans la pénombre. Monumentale. Puissante. Intrigante. À l'image de la visite qui s'annonce ? Sur l'écran, les cinq visages de la mer défilent : pêche, commerce, croisières, courses au large, marine de guerre. Assis sur un banc vibrant, les visiteurs sentent les « infrabasses » résonner dans leur poitrine. Où sommes-nous ? L'air, subtilement parfumé aux embruns, achève de brouiller les repères. L'immersion est immédiate. Les sens en éveil. La « coque marine » agit comme un sas : ici, on se « lave » du monde extérieur pour mieux prendre le large.
« Une fois qu'on a franchi cette étape, normalement, on a oublié notre métro parisien ! », sourit Mathilde Tessier, chargée de médiation et référente accessibilité. Bienvenue au musée national de la Marine, niché dans le palais de Chaillot, au Trocadéro, à Paris. Après six années de fermeture et quatre de travaux, l'institution s'est métamorphosée, en 2023, pour offrir une traversée sensorielle et accessible à tous, avec ou sans handicap. Plongée saisissante à l'occasion des Journées européennes du patrimoine, du 20 au 21 septembre 2025.
« Les visiteurs sont attendus, pas tolérés »
Avant même d'entrer dans les collections, le ton est donné. Le hall, vaste et clair, permet à chacun de circuler librement, que l'on « navigue » en fauteuil roulant, avec une poussette ou en groupe. « L'accessibilité commence dès l'accueil », insiste Mathilde Tessier, pointant les boucles à induction magnétique installées pour les visiteurs malentendants ou sourds. Casques anti-bruit, couvertures lestées, loupes, balles anti-stress, fauteuils roulants, sièges-cannes : tout peut être prêté sur demande. Un guide d'informations pratiques ainsi qu'un livret-jeu de visite en Facile à lire et à comprendre (FALC) sont également à disposition, tandis que le personnel est formé à l'accueil des personnes en situation de handicap. « Un musée peut être beau, mais si l'accueil ne suit pas, l'expérience tombe à l'eau. Nous, on voulait que chaque visiteur se sente attendu, et non toléré », explique notre guide.
« Parcours essentiels » : l'accessibilité universelle en 7 escales
La visite se déroule comme un itinéraire maritime, jalonné de quatre « escales » et de trois « traversées ». Le premier espace questionne l'univers de la mer avec des pièces tactiles : bouée de sauvetage, cloche, tentacules, globe... « Musée de la marine = poisson ? Nous ne sommes pas un aquarium, nous racontons l'aventure humaine en mer », éclaircit cette passionnée.
Le « Parcours essentiels » propose huit dispositifs pensés en accessibilité universelle, signalés par des drapeaux orange. Pour commencer, une maquette tactile d'un célèbre navire attend les mains curieuses (photo ci-dessus). Une reproduction de 50 centimètres fidèle dans les moindres détails. Tout près, un écran interactif explique l'objet, son histoire, son usage. Braille, audiodescription scénarisée, traduction en langue des signes françaises (LSF), version FALC... Plusieurs options sont proposées. « Le texte peut aussi être agrandi, la police et le contraste modifiés, le temps de lecture est indiqué : nous avions à cœur de prendre en compte les besoins spécifiques de chaque visiteur, affirme Mathilde Tessier. Nous avons donc travaillé avec des comités d'usagers et des Esat (Etablissements et services d'accompagnement par le travail) pour tester tous les dispositifs. »
Non loin de là, le cartel vert symbolise le « parcours Famille », adapté aux enfants. « On voulait une expérience partagée, pas un parcours 'bis' pour les personnes handicapées », poursuit-elle, soulignant son désir de créer du lien entre les publics et les collections.
Des visites en LSF, FALC, audiodescription
L'accessibilité se niche jusque dans les moindres détails. Les œuvres sont installées à hauteur de fauteuil roulant, d'enfant ou de personne de petite taille, les circulations fluides, les cartels clairs et contrastés, la signalétique intuitive. « Rien n'a été laissé au hasard », assure Mathilde Tessier. Pour accompagner tous les publics, plusieurs modes de visite guidée sont proposés : LSF, FALC ou encore audiodescription scénarisée pour les personnes aveugles et malvoyantes. « On a voulu multiplier les portes d'entrée pour que chacun puisse trouver la sienne », insiste-t-elle.
Le numérique n'est pas en reste. Le site Internet du musée atteint un taux d'accessibilité de 94 %, et l'application La Boussole 83 %. Cette web-app permet de préparer son parcours à l'avance et de choisir une visite 100 % audio ou tactile selon ses besoins. « Si on s'était contenté de la norme, un tiers de notre public aurait été laissé de côté », pointe Mathilde Tessier.
Des voix humaines pour raconter la mer
Le musée n'est plus un simple recueil d'objets figés. Il donne la parole à ceux qui vivent la mer au quotidien : Jérôme, pêcheur, Awena, timonière-navigatrice. Au total, sept témoignages rythment la visite, reflétant la volonté du musée de remettre l'humain au cœur de ses collections par le prisme d'une approche contemporaine. « Avant, le musée était très tourné vers le passé. Aujourd'hui, on ouvre sur le présent et l'avenir », explique Mathilde. L'enjeu ? Offrir un musée plus familial, dynamique, interactif et, ainsi, transmettre le goût de la mer, sensibiliser à ses enjeux économiques, écologiques...
Une visite rythmée et personnalisée
Ici, le visiteur devient acteur : il choisit un poisson sur un étal numérique, qui révèle son mode de capture ; il se glisse dans la peau d'un sauveteur en mer, via un jeu vidéo accessible. « Les différentes approches (tactiles, audio, audiovisuels) permettent une visite très rythmée. Les visiteurs disent qu'ils ne voient pas le temps passer ! », se félicite Mathilde Tessier.
Soudain, ils font face à une vague grandeur nature. Une projection immersive qui envahit le mur et saisit le corps. « C'est spectaculaire mais on savait que ça pouvait heurter », reconnaît-elle. Pour prévenir la surstimulation, le musée propose des versions « adoucies » les mercredi et dimanche matin pour les personnes avec des troubles sensoriels ou autistiques : sons atténués, lumières tamisées, informations non essentielles réduites. « On s'est inspirés des heures silencieuses des supermarchés », précise-t-elle. Un parcours alternatif est également possible.
La Bulle : un refuge en pleine traversée
À mi-parcours, une porte discrète ouvre sur « la Bulle », un espace intimiste inspiré de la méthode Snoezelen ( Dans l'espace Snoezelen, la trisomie filmée en deux minutes). Rideau de LED, colonne à bulles, récif tactile, banc, couverture lestée… L'ambiance y est tamisée, les plafonds bas, l'atmosphère « cocooning ». Le visiteur compose son scénario grâce à un tableau de bord : ambiance neutre, colorée, stimulante ou apaisante. En manipulant des coraux, chacun peut libérer une senteur neutre, relaxante ou tonifiante. « L'odorat est l'un des sens les plus subjectifs, alors on n'a rien imposé », explique Mme Tessier. « Cet espace est notre grande fierté, confie-t-elle. La Bulle n'expose pas d'œuvres mais elle rend le musée praticable pour tous. » Une innovation conçue pour les personnes neuroatypiques, mais qui apaise bien d'autres publics.
L'accessibilité universelle récompensée
« Dès la réouverture, les retours positifs ont afflué », se réjouit la jeune femme. Comme ce père dont le fils polyhandicapé, dépassé par la foule, a trouvé refuge dans la Bulle : « Il s'est apaisé, puis a commencé à embrasser son papa. Ils ont pu reprendre la visite sereinement », raconte-t-elle. En 2024, le musée a reçu le prix international « Best practice » du Conseil international des musées (ICOM), saluant sa démarche d'accessibilité universelle. « C'est une belle reconnaissance mais le travail n'est pas terminé », nuance la jeune femme, attentive aux moindres détails. Cartels à affiner, scénographies adoucies à perfectionner, nouvelles pistes à explorer… « L'accessibilité est un chantier continu, rien n'est jamais figé », conclut Mathilde Tessier. Au Trocadéro, le cap est clair : ne jamais se reposer sur ses lauriers, pour que chaque visiteur, quel que soit son profil, se sente comme un poisson dans l'eau.
© Musée national de la Marine / N.Krief