Chaque année, 160 000 enfants seraient victimes de violences sexuelles, dont l'inceste. Pour faire face à ce fléau, Adrien Taquet, secrétaire d'Etat chargé de l'Enfance et des Familles, annonce la création d'une Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) en août 2020, en accordant une place toute particulière au handicap. A juste titre puisque, selon l'ONU, les enfants avec un handicap sont quatre fois plus exposés à ces violences que les autres, allant jusqu'à six fois pour les filles en situation de handicap mental (Dammeyer, 2018). L'installation définitive de la commission s'est faite en mars 2021. Puis la Ciivise a lancé, le 21 septembre 2021, une plateforme téléphonique et un site Internet visant à recueillir la parole des personnes qui ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance et de leurs proches. Attention, cet appel s'adresse aux personnes adultes (plus de 18 ans) qui ne sont plus en danger immédiat et n'a pas vocation à répondre aux situations d'urgence. Si c'est le cas, les victimes doivent contacter le 119 (n° de l'enfance en danger) ou le 17.
Des centaines d'appels
La plateforme a été prise d'assaut avec des « centaines » d'appels et courriers en quelques heures, qui témoignent d'un « besoin social de très grande ampleur », a indiqué le coprésident de la Ciivise, le juge Edouard Durand. Les victimes peuvent appeler entre 10h et 19h le 0805 802 804 (ou le 0800 100 811 pour l'outre-mer), où elles sont entendues par des écoutantes formées à la spécificité des violences sexuelles du CFCV (Collectif féministe contre le viol) et de SOS-Kriz. Elles peuvent aussi témoigner par écrit sur le site dédié ciivise.fr. La plateforme orientera ensuite les personnes vers des aides juridiques, psychologiques ou des soins. Les victimes sont également invitées à remplir un questionnaire en ligne « qui va permettre de donner à la société une vision claire des mécanismes des violences sexuelles » et ainsi d'apporter des réponses sociales et judiciaires. Mais, parmi ces appels, combien concernent des personnes en situation de handicap ?
Une plateforme pas vraiment accessible
Marie Rabatel, présidente de l'Association francophone de femmes autistes (AFFA), remarque le manque d'accessibilité de cette plateforme qui exclut, de fait, une partie des citoyens : pas de dispositif d'écoute pour les personnes avec un handicap auditif, pas de description des images pour les personnes aveugles, des vidéos sous-titrées mais non traduites en Langue des signes française (LSF), un accès au questionnaire compliqué et « pas ergonomique ». Le site ne propose pas, non plus, de document en Facile à lire et à comprendre (FALC) ou avec des pictogrammes. Ce manque ne « fait que maintenir des personnes dans le silence puisqu'on ne leur donne toujours pas les moyens de s'exprimer, déplore-t-elle. C'est d'autant plus regrettable que ce public a également peu accès aux réseaux sociaux ou a eu peu l'occasion de s'exprimer lors de la vague MeToo où les paroles de victimes ont enfin pu se libérer. Aujourd'hui, on les bâillonne encore ». Il est précisé dans les mentions du site qu'il « n'est pas en conformité avec le référentiel général d'amélioration de l'accessibilité (RGAA) » dédié à faciliter l'usage des personnes en situation de handicap. Seuls 48 % des critères RGAA sont respectés. En juin 2021, un audit de conformité devait être « prochainement planifié » afin d'apporter les corrections nécessaires. Or le site a été lancé sans que ces lacunes ne soient comblées. Depuis le 23 septembre 2020, l'accessibilité numérique est pourtant obligatoire pour tous les sites web publics. Les personnes lésées ont la possibilité de « saisir le Défenseur des droits », est-il précisé dans les conditions générales.
Le handicap encore à la marge ?
Pourtant, Adrien Taquet n'avait pas manqué de mentionner dans la lettre de mission que l'ensemble des travaux de la commission devaient « veiller à prendre en compte la singularité des enfants en situation de handicap ». Etant membre permanente de la Ciivise et contributrice aux politiques publiques, Marie Rabatel se dit « peu étonnée » que cette commission ait du « mal avec les particularités du handicap ». « Au fond, c'est le reflet de notre société. On croit savoir mais on ignore la réalité des spécificités de chacun », glisse-t-elle. Selon elle, il est nécessaire de rappeler, comme bien souvent dans l'élaboration des politiques publiques, la prise en compte des personnes avec un handicap (visible et invisible). « Toute politique publique doit prendre en compte les difficultés rencontrées par les plus vulnérables, à défaut tôt ou tard elle sera à réexaminer. Une perte de temps et d'argent pour tous... », rappelle-t-elle. « Ne pas se donner les moyens d'entendre les personnes les plus vulnérables est un énorme trou dans la raquette pour éradiquer les violences sexuelles dont l'inceste, et ce quel que soit l'âge, la situation d'abus d'autorité ou encore l'exploitation des vulnérabilités », poursuit-elle, ajoutant : « Nous avons encore du boulot ».
L'association FDFA (Femmes pour le dire femmes pour Agir) avait pris les devants en lançant, en juillet 2021, une ligne d'écoute dédiée aux personnes en situation de handicap victimes d'inceste tandis qu'une enquête sociologique sur ce sujet éminemment tabou est menée (article en lien ci-dessous). Mais faut-il, comme trop souvent lorsqu'il est question de handicap, encore faire bande à part ?
Un docu sur France 5 le 27 septembre
Rappelons que le docu L'inceste ou la grammaire du silence (26 minutes) a été diffusé le 27 septembre 2021 sur France 5 à 9h15 dans le magazine en LSF L'oeil et la main (disponible en replay sur le site de Francetv, en lien ci-dessous après inscription). Deux victimes, un homme et une femme, aujourd'hui adultes, confient leur parcours et leurs blessures. La psychiatre Muriel Salmona, l'anthropologue Dorothée Dussy et Marie Rabatel décryptent les mécanismes qui réduisent les victimes au silence. Tous disent l'importance de briser l'un des plus terribles tabous de notre société.