« Mesdames, nous sommes au regret de vous annoncer que votre entrée dans la vie n'a pas été acceptée. En effet, il s'avère que, malheureusement, vous ne correspondez à nos critères de sélection. Nous reviendrons vers vous sous peu. Signé : la vie. » Nadine et Lisa sont « hors normes », l'une est « naine », l'autre « obèse ». Toutes deux patientent dans la « salle d'attente » de la vie pour savoir si elles pourront bientôt y entrer, à condition d'accepter de modeler leur corps atypique (indécent ?). Combien de temps devront-elles restées confinées dans cette antichambre aux airs de purgatoire avec l'espoir que la société évolue ?
A Paris et Marseille
Voici le postulat d'Etre ou ne pas naître, donnée dans le charmant théâtre La Flèche (Métro Charonne, Paris 11e). Cette pièce est l'œuvre de Lisa Toromanian, comédienne et metteuse en scène d'origine arménienne, et de Nadine Moret, comédienne suisse. Fort de son succès, le spectacle est prolongé tous les jeudis du 6 au 27 avril 2023 à 21h, avant d'être joué le 15 juin au Théâtre de l'œuvre à Marseille. Sur scène, durant une heure, ces femmes se mettent à nu afin de questionner notre rapport à l'autre, aux différences, et de mettre en lumière, au sens propre comme au figuré, la pression sociale qui les percute, les immobilise et les blesse au quotidien.
Une fiction réaliste
Dans cet avenir où nous pourrons choisir le sexe de notre enfant, ses yeux, ses cheveux, qui voudrait « d'une fille d'1m42 ou obèse » ? Dans ce monde-là, elles n'existeraient pas. Elles n'auraient pas leur place. Ce monde futuriste n'est pourtant pas si éloigné du nôtre. Le propos est juste, cash, piquant, cinglant, éminemment contemporain lorsqu'il s'agit d'énumérer les discriminations… On sent bien que cette « fiction », c'est du vécu. Elle se nourrit de leurs propres expériences, a fortiori dans le métier de comédienne où personne ne leur offrira jamais les rôles de Juliette ou d'Antigone.
Une pièce en rythme
Si la dérision s'impose en fil conducteur, le propos est souvent teinté de tendresse, de celle qui unit ces deux amies d'infortune. « Je préfère hurler ici avec toi plutôt que de rire toute seule dans la vie », clame Lisa. La musique, omniprésente, donne son rythme à cette pièce d'une heure particulièrement tonique. Nadine et Lisa chantent pour ne pas hurler. « Quand on arrive en ville (…), c'est la panique sur les boulevards », une singulière reprise de « l'hymne » de Daniel Balavoine, ouvre le bal. Dans le tube légendaire de Michel Sardou, la « femme des années 80 » martèle « être une naine ». « Si j'étais un homme » de Diane Tell devient « Si j'étais une mince ».
Le « cahier des charges de l'obèse »
Il y a aussi des moments touchants, lorsque Nadine, montée sur un escabeau, vit l'extase en imaginant sa silhouette longiligne dans une robe élégante. Quelques secondes de rêve : « Je vais pouvoir conduire une voiture, draguer dans la rue et prendre le métro sans être dans le cul des gens, faire du sport sans qu'on rigole de moi… ». Le leurre ne dure qu'une fraction de secondes, elle finit par refuser : « Lisa, fais-moi descendre, je n'en veux pas, j'ai changé de rêve… ». Lisa, à son tour, se désespère du « cahier des charges de l'obèse », avec un IMC de 34,3 et une taille 52 en pantalon qui lui impose d'être « drôle et sympa ». « Si tu ne te trouves pas belle, personne ne le fera à ta place », rétorque son amie.
© Christophe Raynaud de Lage