Handicap.fr : Tout d'abord, en quoi consiste le Club être que vous dirigez ?
Emmanuel Perret : C'est le premier réseau national d'entreprises qui a pour objectif d'échanger des bonnes pratiques en matière de handicap et de dialoguer avec les institutions. Ce sont 200 entreprises et branches au total, qui représentent plus de 4 millions de salariés.
H.fr : Uniquement des grosses entreprises ?
EP : Non, il y a aussi des PME, la seule condition étant, pour pouvoir « échanger » d'avoir mis en œuvre une politique handicap. L'intérêt de ce club national est qu'il se déploie aussi en régions ; parfois, des groupes de plus de 100 000 employés ont des antennes locales qui sont gérées comme des PME.
H.fr : À l'occasion du 3e Salon Handicap, emploi & achats responsables (article en lien ci-dessous), le 28 mai 2018 au Palais des Congrès de Paris, le Club Être présente, le 14 mai, les résultats du 1er baromètre national « Emploi, handicap et prévention en entreprise » sur la perception et l'application de la politique handicap en entreprise par ses responsables. Un de plus, non ? En quoi diffère-t-il des autres ?
EP : Il y a eu des baromètres qui interrogeaient les chefs d'entreprises mais c'est la première fois que l'on donne la parole à celles et ceux qui font vivre les politiques d'inclusion : chargé de mission handicap, DRH, manager… Ce sont ainsi 320 « pro » de ce domaine qui ont été interrogés ; nous voulions avoir le retour d'expérience de ces experts au quotidien.
H.fr : Et les « pros » n'ont pas tous l'air super à l'aise. Une entreprise sur quatre déclare ainsi ne pas connaître les implications de la loi Handicap de 2005. C'est étonnant, non ?
EP : L'échantillon national interrogé comprend 80% d'entreprises de 20 à 99 salariés. Celles ci connaissent la loi mais pas ses implications en détail. Les responsables ont en tête le taux d'emploi de 6% mais, pour le reste… Ils ne retiennent souvent que ce critère unique. Quand c'est trop compliqué, on ne cherche pas à en savoir plus. Moi-même, si je devais répondre à cette question, je ne suis pas certain que je dirais « oui ».
H.fr : Les grosses entreprises sont plus calées dans ce domaine ?
EP : Les grandes entreprises (plus de 250 salariés), qui le connaissent mieux, considèrent que c'est bien d'avoir un cadre mais le jugent trop contraignant à 80%. En fait, plus on va dans le détail, plus on se rend compte de la complexité du système et plus cela devient chronophage. Un dirigeant de PME connait vaguement ce cadre mais, pour une grosse entreprise avec une mission handicap, cela devient vraiment pesant. Les spécialistes de la DOETH dans les grands groupes s'arrachent les cheveux avec des procédures parfois incompréhensibles.
H.fr : La réforme menée par Muriel Pénicaud, ministre du Travail, va-t-elle changer la donne ?
EP : La simplification est au programme mais on ne voit pas grand-chose de précis pour le moment. Pourtant, 74% des personnes interrogées sont en attente de solutions d'aides « clé en main » ou d'idées de mesures concrètes à appliquer au quotidien.
H.fr : 97% des entreprises reconnaissent l'importance de la mise en œuvre d'une politique handicap. Un indicateur ultra positif mais qui ne correspond pas vraiment à la réalité. Ne serait-ce pas une réponse « socialement correcte » ?
EP : Sur ce type de question, on est presque toujours sur un consensus, à 100% OK en théorie mais, lorsqu'on rentre dans les détails… Ce chiffre est donc à tempérer par le fait que 57% des sondés estiment que d'autres priorités prennent le pas sur la mise en place d'actions en faveur de l'inclusion et de la prévention handicap. In fine, seules 40% des entreprises estiment qu'une politique handicap est prioritaire et que leur entreprise doit agir concrètement. Il faut donc continuer de sensibiliser les autres aux bénéfices sociétaux et business de cette politique.
H.fr : Seulement un décideur sur quatre estime que la politique handicap contribue à l'amélioration des performances de l'entreprise. La grande majorité ne perçoit que les bénéfices humains et sociétaux ( RSE) . N'est-ce pas un peu caricatural ? Quelle place pour la performance ?
EP : Oui, il est vrai que, dans l'imaginaire collectif, intégrer un travailleur handicapé c'est faire preuve de « solidarité ». 76% citent l'amélioration de la solidarité, un sentiment plus fort d'attachement à l'entreprise (54%) et une meilleure réputation (46%). Ce sont des réponses un peu classiques, automatiques alors que nous nous battons pour valoriser d'autres impacts, et notamment en termes de performance. L'aspect « business » est moins prégnant ; ils ne sont plus que 43% à citer les innovations du cadre de travail qui ont pu profiter à tous les salariés et 30% à évoquer l'amélioration des relations avec les parties-prenantes de l'entreprise. Ce qui est intéressant, c'est que ce type de point de vue commence tout de même vraiment à émerger ; je ne suis pas certain qu'on aurait eu ce type de réponses il y a quelques années.
H.fr : Certains osent tout de même dire qu'ils n'y ont vu aucun bénéfice ?
EP : Oui, 10% ; il y a encore des réfractaires.
H.fr : Quels sont les principaux freins à l'inclusion en entreprise ?
EP : Les difficultés de recrutement et le manque de moyens humains en interne pour mettre en place la politique handicap.
H.fr : Le recrutement de personnes en situation de handicap est en effet jugé difficile voire très difficile par près de 70% des décideurs, et ce quelle que soit la taille de leur entreprise.
EP : Oui, cela revient de façon permanente. À 83%, ils affirment qu'ils manquent de candidats avec les compétences attendues.
H.fr : Et, de leur côté, les personnes en situation de handicap disent que les entreprises ne veulent pas d'elles…
EP : C'est vrai qu'il y a un décalage entre l'offre et la demande. On doit engager une réflexion approfondie sur les filières de formation, qui ne sont pas adaptées aux besoins des entreprises ; certaines branches, comme l'aéronautique, la banque, l'assurance, proposent des formations en alternance depuis une quinzaine d'années pour tenter de coller à leurs besoins.
H.fr : 85% des handicaps survenant au cours de la vie, les candidats ont pourtant déjà un savoir-faire, une formation…
EP : Oui mais si, par exemple, le handicap résulte du travail, il faut en changer, trouver un autre environnement et valoriser les compétences transférables. Le plus gros problème, c'est de se reconvertir. Cela exige une meilleure coordination avec les pouvoirs publics et les organisations les plus importantes, d'où l'intérêt des branches qui permettent de trouver une plus large palette de métiers adaptés.
H.fr : Quels sont, selon ce sondage, les acteurs les plus importants de la réussite d'une politique handicap, les personnes qui permettent de faire levier ?
EP : Au sein de l'entreprise, ce sont avant tout le dirigeant et les managers. Il ne suffit pas d'avoir les moyens dédiés, s'il n'y a pas une impulsion de leur part, il ne se passera rien. Mais il y a encore pas mal de réticences et les mentalités mettent du temps à changer.
H.fr : Dans ce panorama, quelle place pour les personnes avec un handicap psychique ?
EP : C'est vraiment le point noir. Elles sont sept fois moins recrutées que celles avec un autre handicap. J'aimerais surtout savoir combien il y a de licenciements en raison d'un handicap psychique. Ce qu'il faut, c'est surtout éviter la désinsertion.
H.fr : Quel est l'objectif, in fine, de ce baromètre ?
EP : Faire émerger très clairement les freins à lever et les leviers à développer. Ce retour d'expérience inédit et riche d'enseignements peut et doit être pris en compte dans le cadre des réformes en cours et à venir sur la politique d'emploi des personnes en situation de handicap. Dans un contexte où un geste fort du gouvernement est attendu...