Par Sarah Brethes
Malformations du visage, retards de développement, troubles autistiques, strabisme, problèmes ORL... Quelle est la part de responsabilité de l'Etat dans le scandale des "enfants Dépakine"? Pour la première fois, la justice administrative se prononce le 1er juillet 2020 sur les requêtes déposées par trois familles dont les enfants sont lourdement handicapés après avoir été exposés in utero à cet anti-épileptique. Les parents de cinq de ces enfants, aujourd'hui âgés de 11 à 35 ans, ont saisi le tribunal administratif de Montreuil pour faire reconnaître la faute de l'Etat et des autorités sanitaires agissant en son nom (Agence de sécurité du médicament, ministère de la Santé, CPAM...).
15 à 30 000 enfants handicapés
Lors de l'audience qui s'est tenue le 24 juin, le rapporteur public a estimé que la responsabilité de l'Etat était établie et que ce dernier avait failli à son devoir d'action et d'information, notamment dans les notices de ce médicament commercialisé par Sanofi depuis 1967 "dont on sait aujourd'hui la grande dangerosité pour les enfants de mères traitées". Le nombre d'enfants handicapés à cause du valproate de sodium, molécule présente dans la Dépakine et utilisée contre l'épilepsie et les troubles bipolaires, est estimé entre 15 et 30 000, selon les études. Au tribunal de Montreuil, le rapporteur public a préconisé de verser à cinq victimes et à leurs parents des indemnités pouvant aller jusqu'à 152 000 euros par personne.
Pas informées sur les risques
Il se fonde notamment sur un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), qui avait estimé en 2015 que Sanofi, mais également l'Agence du médicament (ANSM), avaient fait preuve d'une "faible réactivité" et n'avaient pas suffisamment informé des risques connus pour les patientes enceintes. Lorsqu'une femme enceinte prend ce médicament, son enfant présente un risque élevé - de l'ordre de 10% - de malformations congénitales, ainsi qu'un risque accru d'autisme et de retards intellectuels et/ou de la marche, pouvant atteindre jusqu'à 40% des enfants exposés. L'avocat des familles, Charles Joseph-Oudin, attend du tribunal une "décision lisible et intelligible". "Il faut trancher ces trois dossiers et donner des lignes directrices claires pour les autres, car derrière il y en a des centaines d'autres", a-t-il dit à l'AFP.
Responsabilités partagées
Le rapporteur public a établi des responsabilités partagées entre l'Etat, Sanofi, et les médecins prescripteurs. Pour les trois dossiers examinés à Montreuil, il a fixé celle de l'Etat entre 20 et 40%, estimant que les dangers étaient connus dès 1983 pour les malformations, et dès 2004 pour les troubles neurodéveloppementaux. Pour Marine Martin, présidente et fondatrice de l'Apesac (Association d'aide aux parents d'enfants souffrant du syndrome de l'anti-convulsivant), qui représente 7 500 victimes, ce procès à Montreuil est "l'aboutissement de plusieurs années de travail". Elle déplore toutefois ce "curseur fixé à 2004, qui exclut 80% des victimes, alors même que les dangers avaient été documentés avant cette date". Car au-delà de ces trois dossiers étudiés par la justice administrative, ce sont des dizaines d'autres qui vont arriver devant les juges, prévient l'avocat des familles.
Sanofi mis en examen
Sanofi est aussi dans leur viseur : le laboratoire, qui a été mis en examen en février 2020 pour "tromperie aggravée" et "blessures involontaires" après le dépôt de 42 plaintes de familles, est par ailleurs au coeur d'une vingtaine de procédures au tribunal judiciaire de Nanterre. Côté indemnisation, 500 dossiers de victimes directes ont été déposés à l'Oniam, et 1 400 sont en cours de constitution. L'organisme d'indemnisation a déjà proposé un total de 6,5 millions d'euros d'indemnisations aux victimes de la Dépakine. Une fois la décision rendue à Montreuil, "Sanofi ne pourra plus se servir du prétexte de l'existence d'une responsabilité de l'Etat pour ne pas indemniser les victimes puisque les parts de responsabilités de chacun seront fixées", estime Me Joseph-Oudin.
Le groupe soutient avoir toujours respecté ses obligations d'information et avoir averti les autorités de santé dès le début des années 1980 sur les risques de malformation du foetus, et dès 2003 sur les risques neurodéveloppementaux, mais sans réaction immédiate des autorités. Chrystèle, aide-soignante et mère de Charles, 14 ans, et Jacques, 12 ans, tous deux autistes, réclame désormais juste de pouvoir "mettre ses enfants à l'abri". "Comment-vont-ils survivre après ma mort?", s'interroge-t-elle.