Par Sammy Ketz
Dans une salle associative de Damas, Bicher et Ryad, deux jeunes sourds-muets, racontent la guerre qui ravage la Syrie avec des signes qui n'existaient pas lorsqu'elle a commencé il y a six ans. Ainsi, ils lèvent à deux reprises le petit doigt (pour la lettre I) et posent le pouce sur l'index et le majeur (le S) pour désigner Isis, le nom en anglais du groupe jihadiste Etat islamique (EI). Deux doigts sur la paume de la main signifie le gouvernement (les deux étoiles du drapeau officiel syrien) et trois doigts la rébellion (les trois étoiles sur leur drapeau), indique Wisal Alahdab, la vice-présidente de l'association Eemaa, située dans le quartier de Midane. Plus évocateur, le fait de mettre les deux mains sur les yeux indique un rapt.
Inventer des mots
"Il a fallu inventer des mots qui n'existaient pas dans le vocabulaire des sourds-muets en Syrie pour qu'ils puissent communiquer et échanger des informations ou des sentiments face au déchaînement de violence", explique cette ingénieure biomédicale de 26 ans. Une fois créés, ces nouveaux signes ont été filmés puis postés sur des pages Facebook pour être échangés et discutés. Car si la guerre frappe toute la population, elle pénalise particulièrement les sourds-muets, qui doivent la subir sans pouvoir se faire comprendre. Ils sont officiellement 20 000 en Syrie mais probablement cinq fois, selon Ali Ekriem, l'informaticien de 35 ans qui préside Eemaa.
La mort en silence
Ryad Hommos, 21 ans, est l'un d'eux. Et, comme de nombreux Syriens, son histoire est tragique. En fuyant les combats avec sa famille à bord d'un camion, des tireurs embusqués ont tué sa mère, son oncle, sa tante, trois cousins, un frère et sa petite soeur. "Comme je n'entendais pas, je ne comprenais pas ce qui se passait. J'ai vu ma mère s'affaler, puis mes cousins tomber et c'est seulement lorsque j'ai vu la tête de ma soeur exploser que j'ai saisi qu'on nous tirait dessus", se rappelle ce garçon au sourire timide, qui travaille dans une fabrique de câbles. Hanté par ce souvenir sanglant, auquel s'est ensuite ajouté la mort d'un autre frère, tué par la chute d'un obus alors qu'ils jouaient au foot dans la rue, Ryad rêve de partir à l'étranger. "Je pense que j'aurais de meilleures opportunités de travail", dit-il. Les multiples points de contrôle dans Damas sont l'une des hantises des sourds-muets. "Il faut se faire comprendre avec des gestes, ce qui n'est pas évident car ceux qui sont en charge pensent d'abord que l'on se moque d'eux", assure Ali Ekriem. "Avant, la majorité des sourds-muets évitaient d'inscrire leur handicap sur leur carte d'identité. Ils le font tous maintenant pour pouvoir le prouver aux barrages", selon lui.
Traumatisée par les bombardements
La soeur d'Ali, Bicher, 32 ans et coiffée d'un foulard blanc, reste hantée par le souvenir de moments pénibles liés à l'incompréhension. Ainsi, en 2011, elle s'est trouvée coincée parmi les manifestants qui conspuaient le régime tandis que les services de sécurité voulaient les disperser. Elle a essayé de s'échapper sans succès par une ruelle, "mais personne ne pouvait m'aider car je ne pouvais pas communiquer, et la situation empirait". Interpellée, elle réussit finalement à faire comprendre qu'elle était réellement sourde et muette. Traumatisée, elle n'osait plus sortir de peur de ne plus pouvoir rentrer. Mais, chez elle, en raison des bombardements, les vitres vibraient et le sol tremblait. "Personne ne m'expliquait ce qui se passait. Tout le monde était dans un terrible état de nervosité", se souvient la jeune femme.
Vers un langage commun ?
En juillet 2012, les rebelles s'emparent durant trois jours du quartier Midane avant que l'armée n'en reprenne le contrôle. Les combats sont d'une extrême violence. Bicher et sa famille partent au Liban durant deux ans. Au retour à Damas, tout a changé : le confessionnalisme a fait éclater le club de sourds-muets et les chrétiens sont partis. "La guerre a fait tout exploser. Les personnes parties à l'étranger ont inventé un nouveau vocabulaire, celles qui étaient en Allemagne blâmaient celles qui avaient choisi d'émigrer en Russie. Mes amis ont changé, ils sont devenus agressifs", raconte Bicher avec tristesse. Mais "j'espère qu'un jour nous nous retrouverons, avec un langage commun".
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