« On ne saura jamais quel aurait été mon destin sans cette maladie – une méningite bactérienne foudroyante à l'âge de six ans –, mais je n'aurais sans doute pas vécu le quart de ce que j'ai eu la chance de vivre jusqu'à présent. » A aujourd'hui 21 ans, Théo Curin, amputé des quatre membres, se dit « bien dans sa tête, bien dans sa peau ». Dans La chance de ma vie – J'ai fait de ma différence une force (éditions Flammarion, sorti le 16 mars 2022), co-écrit avec Dominique Bonnot, journaliste sportive, il dévoile ses jeunes années avec un optimisme presque forcené. Au fil des pages, il rend un hommage appuyé à Philippe Croizon, son « Grand moi », qui l'a toujours encouragé ; l'aventurier, lui aussi quadri-amputé, répète à l'envi au jeune garçon meurtri, à qui l'on doit raboter les jambes durant des années parce que sa peau pousse plus vite que ses os, que « tout est possible ». Preuve en est, Théo, qui avait pourtant la phobie de l'eau, est devenu nageur de haut-niveau. Lorsqu'en 5e, on lui demande quel métier il souhaite faire plus tard, il répond : « champion ».
Un squale sur le flanc
De la détermination à revendre pour celui qui s'est fait tatouer un squale sur le flanc pour « bouffer ses adversaires ». 21 ans seulement et déjà double vice-champion du monde handisport, chroniqueur TV et radio, égérie pour Biotherm et comédien (Plus belle la vie, Handi Gang, Vestiaires). Fin 2021, il se lance en trio dans une pure folie : la traversée du lac Titicaca (entre le Pérou et la Bolivie) à la nage en totale autonomie ; c'est cette formidable aventure au sommet qui achève son récit. Prochain défi : il sera le premier athlète handisport à s'aligner sur le marathon aquatique de 57 km dans le fleuve Coronda, en Argentine, fin 2022.
300 pages d'optimisme, de dépassement de soi, de confidences aussi. Une toute jeune vie et déjà tant d'expériences... Tant d'espérances.
Handicap.fr : Un livre à 21 ans, une vie courte mais déjà bien remplie, quel est l'objectif de ce livre ? Pourquoi aujourd'hui ?
Théo Curin : J'avais dit non à un tel projet il y a quelques temps parce qu'à vingt piges je ne me sentais pas légitime. Mais, au moment où j'ai entamé l'aventure du lac Titicaca (article en lien ci-dessous), je me suis dit que j'allais avoir des choses à raconter. Et puis, au final, cette traversée, qui conclut le bouquin, en représente à peine 10 %. Je me suis finalement rendu compte que j'avais des choses à partager, envie de dire aux gens que les pépins de la vie ne nous arrêtent pas, voire nous challengent, nous repositionnent. Une épreuve, un trauma, j'ai l'impression que c'est comme une grosse remise en question. Qu'est-ce que j'ai envie de faire ? Je vais essayer de tout réaliser ; parfois ça ne marche pas, et c'est pas grave !
H.fr : Le titre de votre livre, très accrocheur, ne risque-t-il pas d'exaspérer d'autres personnes en situation de handicap ?
TC : J'en suis conscient et, au moment de le choisir, forcément, je me suis demandé si cela n'allait pas être mal perçu mais ce titre signifie bien d'autres choses, les rencontres que j'ai faites dans ma vie -je parle énormément de mon entourage, de ma famille, de mon coach... Ce sont eux la « chance de ma vie ». C'est aussi toutes les choses que j'ai eu la possibilité de faire, que je n'aurais jamais imaginées. Je reconnais que, parfois, je me sens privilégié ; écrire un livre à mon âge, c'est dingue... Voilà, la chance de ma vie, ce n'est pas le handicap, c'est tout cela.
H.fr : Malgré tout, au fil des pages, vous êtes toujours excessivement positif, au point de donner l'impression de n'avoir jamais souffert.
TC : J'ai contracté cette maladie très jeune, peut-être que les capacités de résilience des enfants sont-elles très supérieures à celles des adultes. C'est aussi cela la chance de ma vie, d'avoir eu cette maladie à six ans. Je suis persuadé que s'il m'était arrivé la même chose aujourd'hui, alors que j'ai mes potes, mes amoureuses, mes sorties et mon avenir professionnel à construire, ça ne se serait pas du tout passé de la même façon. A six ans, je n'avais pas encore de vécu. J'ai pu continuer à grandir en intégrant cette épreuve.
H.fr : On dit que l'école peut être cruelle pour les enfants différents, ce qui n'a visiblement pas été votre cas.
TC : C'est vrai. Je n'ai jamais eu aucun problème avec des élèves à cause de mon handicap. Je l'ai même utilisé très tôt pour aller vers les autres et me faire des potes. Les moqueries, je les ai surtout entendues au début, lorsque je sortais, j'allais faire les courses, de la part d'inconnus...
H.fr : Cela donne bon espoir, vous feriez donc partie d'une nouvelle génération plus tolérante, plus habituée à la différence parce que l'école inclusive a fait son chemin...
TC : C'est sûr. Un exemple très concret ? Les voisins de mes parents ont eu un fils qui a grandi en me voyant, et il ne m'a jamais demandé pourquoi je n'avais pas de mains ni de jambes. Le jour où il a fait sa rentrée en maternelle, sa première amie était une petite fille sourde. C'est ça qui est ouf ! A partir du moment où tu grandis au sein d'un système qui te confronte à la différence, ça devient quasi normal. Ce n'est que quelques années plus tard que ce voisin m'a posé quelques questions, tout naturellement, par exemple si j'avais pas mal... J'ai répondu, et puis voilà. Le handicap peut être un détail dans la tête des enfants. Lorsqu'on voit des mecs différents à la télé, dans les films, ça permet de construire une génération plus ouverte. Question d'habitude...
H.fr : La polémique sur la place des enfants handicapés lancée par Eric Zemmour a donc dû bien vous énerver...
TC : Carrément, avec un discours comme ça, un enfant quadri-amputé comme moi ne serait jamais allé à l'école ordinaire, ce qui était d'ailleurs le cas il y a trente ou quarante ans. J'ai vraiment de la chance d'être né dans cette génération-là et d'être « accepté » ; en fait, c'est horrible d'utiliser ce mot-là ! Alors quand j'ai entendu ce qu'il a dit, j'étais fou, j'étais vert. Je me suis demandé : « Comment on peut tenir ce genre de propos en 2022 ? ».
H.fr : Il y a une très belle chose que vous mentionnez à propos des aides de vie, notamment lorsque l'un d'entre eux, Nathan, dit que « ce n'est pas une relation à sens unique ».
TC : Nathan assure en effet avoir appris beaucoup de moi. C'est une relation donnant-donnant et pas seulement de dépendance. Il a été un peu mon grand frère, il m'a appris des choses de la vie et je lui ai donné aussi des conseils dans d'autres domaines.
H.fr : A l'heure où le gouvernement lance une grande campagne de recrutement pour les métiers du soin (article en lien ci-dessous), souvent dévalorisés, vous en donnez une toute autre image...
TC : Carrément, ce sont des liens très forts, intimes. On t'aide à fermer ta braguette, ta chemise... C'est très bizarre, entre l'amitié et l'entraide, plus un soutien que de l'assistanat. Et même avec des personnes plus dépendantes, je ne pense pas que ça change la relation qui peut en naître. L'aidant permet d'être autonome, c'est une complicité assez indescriptible... C'est beau ! J'avais accompagné une jeune aidante professionnelle chez une personne âgée et j'avais retrouvé cette même complicité.
H.fr : Vous en avez parfois marre qu'on vous parle de votre handicap ?
TC : Un peu. En fait, je n'ai pas envie qu'on me range dans une case. On est tous des porte-parole de la différence et j'aimerais qu'on parle plus de diversité, attention, sans pour autant dénigrer la situation de handicap car je n'ai vraiment pas peur de dire que je suis handicapé ! La différence, ça c'est un truc chouette qui nous rassemble, surtout à un moment où le monde part en couille, où les gens se renferment dans des catégories. C'est dommage car on a tous envie de la même chose... vivre ensemble !