Par Caroline Nelly Perrot
Mohamed Dhaouafi, 28 ans, a conçu son premier prototype de main bionique pour un projet universitaire lorsqu'il étudiait à l'école nationale d'ingénieurs de Sousse (côte est). "Nous avions prévu de créer une plateforme de distribution de produits pharmaceutiques", se souvient-il. "Mais un membre de l'équipe avait une cousine née sans main, dont les parents ne pouvaient pas investir dans des prothèses, surtout qu'elle était encore en train de grandir : du coup, on a décidé de se lancer dans la conception d'une main". Fraîchement diplômé, M. Dhaouafi lance en 2017 sa startup Cure Bionics dans une chambre chez ses parents, quand de nombreux camarades de promotion choisissaient de s'expatrier, attirés par de meilleurs salaires et par un goût d'ailleurs. "Je voulais prouver que je pouvais le faire mais aussi marquer l'histoire, changer la vie des gens", explique le jeune Tunisien, désormais installé dans une pépinière d'entreprises adossée à son université.
Intelligence artificielle
Plusieurs bourses remportées lors de compétitions et quelques dizaines de milliers de dollars d'investissements d'une société américaine lui ont permis de recruter quatre ingénieurs. Chacun devant son écran d'ordinateur, ils dessinent, codent ou testent une main commandée à distance. Des capteurs sur le bras humain détectent les mouvements musculaires, un logiciel les interprète pour transmettre des consignes à la main artificielle, dotée d'un poignet articulé et de quatre doigts mus par ces impulsions musculaires. Le pouce, avec articulation mécanique, doit être mis en position manuellement. L'intelligence artificielle permet de reconnaître les impulsions musculaires des mouvements complexes, afin de faciliter l'usage de la prothèse.
Commercialisée dans les prochains mois
Cure Bionics espère commercialiser ses premières prothèses d'ici quelques mois, d'abord en Tunisie puis dans plusieurs pays du continent africain où plus des trois quarts des personnes ayant besoin d'assistance technique n'y ont pas accès, selon l'Organisation mondiale de la santé. "Le but est d'être accessible financièrement mais aussi géographiquement", explique le jeune entrepreneur, qui figurait parmi les innovateurs de moins de 35 ans distingués en 2019 par la MIT Technology Review. Prix envisagé : 2 000 à 3 000 dollars par main. Bien qu'élevé, c'est bien inférieur à celui des prothèses bioniques importées d'Europe. La startup souhaite produire au plus près des usagers, avec des techniciens locaux pour prendre les mesures et, grâce à son logiciel, imprimer sur place en 3D des prothèses adaptées à chaque morphologie. "Une prothèse importée aujourd'hui, ce sont des semaines voire des mois d'attente à l'achat, et à chaque réparation", souligne M. Dhaouafi.
Un accessoire de mode ?
La main de Cure Bionics se compose d'éléments emboîtés, ce qui permet de remplacer facilement un élément endommagé ou trop petit, pour les enfants en pleine croissance. Sa batterie est rechargeable par énergie solaire, pour les régions sans électricité. Elle peut aussi être personnalisée, comme un accessoire de mode ou "un équipement de super-héros". L'impression 3D, utilisée par d'ingénieux bricoleurs ayant fabriqué des mains mécaniques rudimentaires au début des années 2010, est en train de s'imposer dans la fabrication des prothèses. "La technologie en est encore à ses débuts mais un changement majeur est en cours", indique Jerry Evans, patron de l'entreprise canadienne à but non lucratif Nia Technologies, spécialisée dans l'impression en 3D de membres inférieurs.
Manque de visionnaires
"Les pays moins développés vont probablement passer directement des techniques archaïques à ces technologies, qui sont beaucoup moins coûteuses" et qui font gagner un temps précieux à des praticiens trop peu nombreux, explique-t-il. Mais l'impression 3D n'est pas une solution magique, avertit M. Evans : un savoir-faire médical reste nécessaire pour créer des prothèses réellement fonctionnelles. Mohamed Dhaouafi s'inquiète des difficultés pour innover en Tunisie, malgré des améliorations apportées par une loi sur les startups en 2018 : impossibilité de commander des pièces sur les plateformes internationales de commerce (contraintes administratives et bancaires), manque d'accès aux financements. "La douane n'est pas bien formée pour identifier les composants et l'importation est trop compliquée, on est parfois bloqués plusieurs mois", explique-t-il. Et de souligner : "En Tunisie, on a tout pour réussir mais on manque de visionnaires au sein de l'Etat".