Par Françoise Kadri
Rayen, avec un trouble moteur, Nourhène, porteuse de trisomie 21, Sondos et Ahmed sont des artistes reconnus, mais quand ces Tunisiens dansent ensemble, leurs différences s'estompent pour produire un spectacle inédit et émouvant, capable de "casser tous les murs"... "Lines" (Lignes, en français) sera présenté à six reprises d'ici le 8 octobre 2023, pendant le Festival Dream city, qui s'est ouvert le 22 septembre à Tunis.
Pas un spectacle sur le handicap
Voir Iyed, un adolescent non-voyant de 13 ans, soulevé dans les airs par d'autres danseurs ou Rayen, 16 ans, descendu de son fauteuil roulant pour inventer sa chorégraphie au sol suscite l'étonnement mais aucun sentiment de voyeurisme. Le chorégraphe du spectacle, le Franco-Britannique Andrew Graham, 35 ans, basé à Marseille (France), est habitué à travailler avec des personnes aux "corporalités multiples" : avec un handicap, des migrants LGBT+, des sans domiciles fixes. "Le spectacle n'est pas du tout sur le handicap, j'ai créé une situation de diversité, de mixité, mais on ne fait que parler de danse", explique-t-il à l'AFP en marge des répétitions. "Il y a beaucoup d'enfants en situation de handicap donc ça va poser pas mal de questions. Mais, rapidement, les gens vont s'intéresser à la danse, à ce qu'ils font et pas à ce qu'ils sont". L'idée étant de "casser tous les murs qui nous empêchent d'inventer des choses exceptionnelles comme ce moment-là".
Les familles entrent dans la danse
Andrew Graham a imaginé Lines après avoir dirigé en 2021 à Tunis des ateliers pour L'Art Rue, organisatrice de Dream city et promotrice d'activités pour rendre l'art accessible aux enfants défavorisés. Son spectacle réunit quinze danseurs dont cinq professionnels et cinq en situation de handicap, leurs maman, frères ou sœurs et même une interprète en langue des signes. "Ces identités confondues se mélangent", souligne M. Graham, qui y trouve un écho aux récits de son grand-père, un Sicilien de Tunisie, sur "ce pays extrêmement mixte, qui a brassé beaucoup de cultures".
Des vies bouleversées
Dans son spectacle, le chorégraphe s'inspire du rythme lancinant de la "hadra", les chants de la tradition soufie, complétés par de la musique électronique. Il y fait figurer des mamans comme Hakima Bessoud, 49 ans, mère d'Iyed, qui a quitté en 2018 un poste à responsabilité dans le tourisme pour suivre son fils à la voix d'or, admis au conservatoire à Tunis. La danse c'était "un rêve d'enfance qu'elle n'a pas pu continuer". Cette forte personnalité dit aussi avoir dû vaincre les réticences de son mari qui a "posé beaucoup de questions au début". Depuis Lines, sa vie est "bouleversée : avant j'avais la routine d'une femme au foyer, les enfants, la maison, et j'avais la flemme. Maintenant j'ai plein d'énergie, je me dépêche de tout faire pour courir aux répétitions".
"Le paradis des gens différents"
Côtoyer une figure LGBT+ comme le danseur-acteur Ahmed Tayaa ne dérange pas cette femme issue d'un milieu conservateur. "Je n'ai aucun problème avec les différences, il faut accepter tout le monde, même Iyed est différent." Ahmed est, lui, heureux de montrer le côté "humain" de son personnage, loin de ses publications Instagram frivoles et farfelues dans les night-clubs tunisiens. Il est époustouflé d'avoir "découvert l'artiste qu'est Nourhène", sa sœur de 21 ans avec trisomie. "On a tous un handicap, les gens qui verront le spectacle vont découvrir leur handicap de l'intérieur, ici c'est le paradis des gens différents", dit-il. Pour la performeuse Sondos Belhassen, 55 ans, habituée aux spectacles bien calibrés, cette expérience "unique pour un danseur" l'a contrainte à "tout réadapter". "On est obligés d'être dans l'expérimentation, on n'a pas (en face) un corps formaté comme un danseur, on a un corps libre qui peut tout faire, même l'inattendu."
Partage, entraide et autonomie
Cédric Mbourou, un danseur gabonais de 29 ans qui a dû se faire discret en mars, après une campagne xénophobe suscitée par un virulent discours anti-migrants du président tunisien Kais Saied, s'inscrit aussi "dans une optique de partage et d'entraide". Dans un spectacle où chacun est "le chorégraphe de son propre module", même les plus handicapés "parviennent à accomplir 80 % de ce qu'ils veulent faire", s'étonne-t-il. Ces personnes ont vécu "quelque chose de merveilleux", ont eu "de l'espace, du temps, des professionnels à leurs côtés pour les emmener ailleurs". "Je me demande quel poids ça va laisser dans leur univers", s'inquiète Mme Belhassen. Pour combler ce vide, Andrew Graham espère que ce spectacle "très ambitieux" pourra "voyager dans le monde entier, en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique"...
© Andrewgrahamdance/Instagram