AAH : après un vote controversé, Sophie Cluzel s'explique

"Je ne peux pas laisser dire que le fait de déconjugaliser l'AAH réglera tous les problèmes des personnes handicapées", persiste Sophie Cluzel après le vote du 17 juin 2021, succès de sa majorité. Explications à chaud après un débat tumultueux.

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Le 17 juin 2021, la majorité et le Modem n'ont pas soutenu la proposition de loi permettant de ne plus tenir compte des revenus du conjoint dans le calcul de l'Allocation adulte handicapé (AAH) (articles en lien ci-dessous), face à tous les partis d'opposition qui, une fois n'est pas coutume, avaient fait front. Au désespoir des personnes concernées, ce texte n'a donc pas été voté… Le gouvernement propose néanmoins un autre mode de calcul avec un abattement forfaitaire de 5 000 euros, qui peine à compenser la colère.

Handicap.fr : Il est rare qu'un sujet fasse consensus à l'Assemblée. Comment justifiez-vous le fait que le gouvernement reste arc-bouté sur ses positions ?
Sophie Cluzel : Pour moi, ce sont des postures démagogiques à quelques jours des élections, en faisant une reprise des demandes des personnes qui n'est pas à la hauteur de ce que la politique du handicap doit être. Quand je vois l'ensemble des députés de la Gauche se satisfaire d'une politique soi-disant solidaire, encourager la déconjugalisation sans plafond de ressources et, du coup, apporter un soutien financier quels que soient les revenus du couple, ce n'est pas de la solidarité envers ceux qui en ont le plus besoin. De même, la partie droite de l'hémicycle fustige en permanence le gouvernement de ne pas contrôler son budget et ne de pas avoir une politique responsable…

H.fr : Cette déconjugalisation n'est pas un sujet nouveau, alors, à votre décharge, pourquoi les groupes d'opposition n'ont-ils pas voté cette réforme lorsqu'ils étaient eux-mêmes au pouvoir ?
SC : Effectivement. Lorsque les Socialistes disent que notre politique est honteuse, qu'ont-ils fait pour l'AAH ? Même pas 6 % d'augmentation ; nous sommes à 12 % depuis 2017. Quant à la déconjugalisation, l'instrumentalisation démagogue par certains groupes politiques de ce sujet majeur est absolument insupportable pour moi en tant que ministre chargée des Personnes handicapées qui, depuis quatre ans, me bats pour elles, pour augmenter les droits, sécuriser les parcours, transformer le regard que la société pose sur leurs compétences, arrêter de les assigner à résidence, de les assister et de les accompagner à cette autonomie...

H.fr : Vous semblez pourtant bien seule dans ce combat…
SC : On m'accuse de ne rien connaître au handicap ; je ne peux pas laisser dire cela.
Je suis en responsabilité et je l'assume. Je suis réaliste, je connais les demandes des personnes en situation de handicap, et leur autonomie ne se réduit pas à une allocation. Je suis aussi quelqu'un de pragmatique et souhaite des droits réels et non incantatoires, que nous allons pouvoir porter avec le gouvernement à travers cette réforme. Les abattements que nous proposons corrigent certaines inégalités. Cette réforme sera opérationnelle immédiatement puisque je me suis engagée à inscrire le budget alloué, soit 185 millions d'euros, dans le PLFSS 2022, afin qu'elle ne pâtisse pas d'une navette parlementaire incertaine. Je le dis haut et fort, il y aura une amélioration tangible, dès le 1er janvier 2022, pour plus de 122 000 couples.

H.fr : Le mot « philosophie » est revenu assez souvent dans la bouche des députés. L'idée était de faire de cette réforme une nouvelle « philosophie de l'autonomie »...
SC : Si on veut pouvoir continuer une politique ambitieuse d'accompagnement et de nouveaux droits, on ne peut pas battre en brèche la solidarité familiale et nationale. J'assume complétement de flécher les financements vers les personnes qui en ont le plus besoin en termes de revenus, mais aussi vers les besoins d'accompagnement et l'amélioration de la Prestation de compensation du handicap, qui sera notre prochain chantier. C'est un vrai enjeu de société. Alors je ne peux pas laisser dire que le fait de déconjugaliser l'AAH réglera tous les problèmes. Avec 51 milliards d'euros, (dont 2 milliards consacrés à l'augmentation de l'AAH), nous sommes le gouvernement qui a le plus investi sur la politique du handicap. Pourquoi y arrivons-nous ? Parce que nous continuons à avoir ces piliers de solidarité familiale et de complémentarité avec la solidarité nationale.

H.fr : Admettons que l'opposition en fasse une affaire politique mais toutes les associations et les personnes handicapées elles-mêmes sont, elles aussi, favorables à cette déconjugalisation...
SC : Je ne suis pas favorable à une mesure qui ferait 44 000 perdants. Entendre un député qui dit "tant pis, du moment qu'il y a des gagnants", en tant que ministre de toutes les personnes en situation de handicap, je ne peux pas l'accepter. Surtout que ces perdants sont ceux qui font l'effort de continuer à travailler tout en étant en couple. La proposition du Sénat est inconstitutionnelle, elle déséquilibre la politique de solidarité et est discriminatoire devant l'impôt.

H.fr : Il y a quelques semaines, le Défenseur des droits s'était prononcé en faveur de cette mesure, la veille du débat à l'Assemblée, la Commission des droits de l'Homme a envoyé un courrier aux députés leur conseillant de voter « pour »... Mais, là encore, vous persistez.
SC : J'ai été militante associative, je sais que les personnes handicapées et les associations qui les représentent sont dans leur rôle et ne remets pas en cause cette volonté d'aller toujours plus loin. Moi, je suis garante de l'ensemble des accompagnements qui leur sont dédiés et si nous fissurons notre politique redistributive, je serais en grande difficulté pour pouvoir continuer cette ambition d'accompagnement.

H.fr : Une autre incohérence est revenue sur la table. Pourquoi lorsqu'un allocataire de l'AAH vit chez ses parents ou ses frères et sœurs, leurs revenus ne sont pas pris en compte alors que le fait d'emménager avec son « amoureux » change la donne ?
SC : On ne va pas se le cacher, il y a quelques aberrations dans notre système. Néanmoins, lorsqu'on vit en couple, on partage les charges et les recettes, comme tout citoyen, c'est ce qu'édicte le Code civil. Et puis, il y a d'autres sujets qui doivent être  évoqués, par exemple les avantages fiscaux plus importants que pour un citoyen lambda dont les personnes en situation de handicap peuvent bénéficier.

H.fr : Vous évoquez le Code civil pour justifier la solidarité entre époux mais, dans le Code de l'action sociale, il est écrit que toute personne a droit à la solidarité de l'ensemble de la collectivité nationale. On peut donc légitimement s'appuyer sur d'autres textes…
SC : On peut s'appuyer sur tous les textes que l'on veut, le fait est que l'AAH a été créée en 1975 en tant que minima social.

H.fr : Une personne qui touche une pension d'invalidité a, certes, travaillé et cotisé, mais on ne tient pas compte des revenus de son conjoint. On pourrait donc considérer qu'une personne qui bénéficie de l'AAH et n'a jamais eu l'opportunité d'occuper un emploi est dans une situation identique.
SC : L'AAH est un minima social et non un revenu de remplacement du fait d'une activité professionnelle qui a dû s'interrompre pour cause d'accident de la vie ou inaptitude professionnelle. Ça n'a strictement rien à voir. Tout minima social, à l'instar du Revenu de solidarité active (RSA), est soumis à notre système de solidarité familial et national.

H.fr : Entendez-vous l'argument souvent évoqué de la soumission financière de certaines femmes qui peut engendrer de la violence conjugale ?
SC : Je suis assez choquée de voir que le couple et la dépendance au conjoint sont présentés comme une zone de violences conjugales à perpétuité. C'est véhiculer une image de fragilité des personnes handicapées qui est l'opposé de ce qu'elles attendent.

H.fr : Après l'intensité des débats à l'Assemblée, comment pouvez-vous continuer à mener une politique en toute sérénité ?
SC : J'ai vécu, c'est vrai, un moment compliqué mais j'y ai vu surtout des postures politiciennes et beaucoup de démagogie. Ce qui m'importe, maintenant, c'est de m'adresser aux personnes en situation de handicap et de travailler avec elles comme je l'ai toujours fait, à travers le CNCPH (Conseil national consultatif des personnes handicapées) qui va justement mener ce grand chantier sur les ressources des personnes handicapées. Ma priorité est donc maintenant de mettre en pratique cette nouvelle réforme qui est celle d'une justice sociale envers ceux qui en ont le plus besoin. Et je m'engage à en faire une réalité dès le 1er janvier 2022.

H.fr : Les réactions des associations vont toutes dans le même sens, et elles ne vous sont pas favorables...
SC : Je veux les rassurer en leur disant qu'au contraire, parce que nous n'avons pas touché au pilier fondamental de redistribution, nous pourrons déployer de nouveaux droits, les financer et travailler avec elles, notamment sur la 5e branche de l'autonomie qui est, pour moi, le chantier de demain.

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