Par Moises Avila, Carlos Batista
A Cuba, qu'elle n'avait jamais voulu abandonner malgré les propositions d'argent et de renommée à l'étranger, Alicia Alonso avait créé une école à part dans le monde du ballet : l'école cubaine, qui mélange rythmes et origines raciales pour donner naissance à un style reconnaissable entre tous.
La seule prima ballerina assoluta latino-américaine
Elle est la seule Latino-américaine de l'Histoire à avoir été "prima ballerina assoluta", un titre symbolique accordé aux ballerines les plus exceptionnelles de leur génération. Beaucoup de souviennent de la danseuse au long cou, disciplinée mais au fort tempérament, séduisant le public avec ses enjambées flamboyantes et capable de réaliser à 40 ans les trente-deux fouettés du Lac des Cygnes. Et de la chorégraphe passionnée qui continuait à enseigner son art à l'aube de son centenaire. Et ce malgré un lourd handicap : devenue quasiment aveugle à l'âge de 20 ans après un double décollement de rétine, Alicia Alonso, qui ne distinguait que les ombres, a dansé presque toute sa vie en s'orientant grâce à des repères lumineux disposés sur la scène, selon son second mari, le directeur du Musée national de la Danse Pedro Simon.
Moi, je danse dans ma tête
Elle n'avait rangé ses chaussons qu'en 1995, à l'âge de 74 ans. Elle était alors devenue une chorégraphe exigeante, toujours svelte et élégante avec son rouge à lèvres rose et ses longs ongles vernis, qui faisait répéter sans relâche chaque mouvement jusqu'à atteindre la perfection même si elle ne pouvait rien voir. "Moi je danse dans ma tête", disait-elle souvent. Petite-fille d'Espagnols, Alicia Ernestina de la Caridad del Cobre Martinez del Hoyo naît à La Havane le 21 décembre 1920. Elle prendra plus tard le nom de son premier mari, le chorégraphe Fernando Alonso. Enfant, racontait-elle, elle gambadait déjà dans sa maison sur la pointe des pieds au grand agacement de son père, un vétérinaire militaire qui lui ordonnait de "marcher normalement".
Retour sur son île natale
Installée aux Etats-Unis avec sa famille, elle commence sa carrière en 1938 à Broadway, où elle danse dans plusieurs comédies musicales. En 1943, elle débute au Metropolitan Opera House de New York dans le rôle principal de "Giselle", avec laquelle l'associera à jamais l'histoire de la danse. Pendant un demi-siècle, elle interprétera ce fameux ballet romantique qui fera d'elle une étoile de la danse classique. "Si Alicia Alonso est née, c'est pour que Giselle ne meure jamais", ont l'habitude de dire ses compatriotes. Mais Alicia Alonso a aussi été Carmen, la Belle au bois dormant, Coppélia... En 1948, après des passages par le Bolchoï, le Kirov et le Ballet de l'Opéra de Paris, elle revient définitivement dans son île natale. Elle y fonde sa propre compagnie, qui devient le Ballet national de Cuba après le triomphe en 1959 de la révolution de Fidel Castro dont elle est une fervente partisane.
Faux cours d'escrime
Dans un pays de fans de salsa où la danse classique est pratiquement inconnue avant elle, Alicia Alonso fait du Ballet national de Cuba un des meilleurs du monde grâce à son mélange de grande technicité et de sensualité. "Une sensualité douce que, nous les Cubains, avons dans le sang, expliquait-elle. Je ne sais pas d'où ça vient, peut-être du climat. Mais, il y a quelque chose de différent". Aurora Bosch, autre figure de la danse cubaine, se souvient aussi qu'Alicia Alonso avait réussi l'exploit d'attirer des hommes au ballet, malgré les moqueries sur l'île où l'on considérait les danseurs comme des homosexuels. Pour cela, elle avait rusé : "Elle leur disait qu'on allait leur donner des cours d'escrime", narrait-elle à l'AFP en 2016. "Quand ils commençaient à répéter pour le ballet ils demandaient 'Où est l'épée ?'" avant de finalement se laisser convaincre de danser.
En 2015, le Grand Théâtre de La Havane est rebaptisé Théâtre Alicia Alonso en signe de reconnaissance pour son apport à la culture cubaine et à sa "fidélité à la Révolution". "A Cuba, on a planté un arbre, il a donné de très beaux fruits et il continuera d'en donner parce que c'est une très bonne terre et que cet arbre a de très bonnes racines", disait-elle. "Et c'est mon héritage. Pas seulement pour Cuba, mais j'espère pour le monde entier".
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