« Si elle n'est pas traitée avant 6 ans, l'amblyopie peut entraîner une perte irréversible de la vision d'un œil », alerte le réseau d'opticiens Optikid dans son rapport national 2025. Le constat est brutal mais résume tout l'enjeu : agir tôt ou laisser un trouble irréversible s'installer. Or, selon une autre étude (le baromètre de la santé visuelle 2025 réalisée par Opinionway pour l'Association nationale pour l'amélioration de la vue), seuls 38 % des parents savent qu'un premier contrôle doit être effectué avant trois ans, âge déterminant pour repérer un défaut avant qu'il ne laisse des séquelles durables. À la croisée de ces deux constats, une même inquiétude : des milliers d'enfants risquent encore de passer à côté d'un dépistage qui pourrait, littéralement, leur sauver la vue.
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Amblyopie : un trouble difficilement perceptible
Première cause d'atteinte visuelle évitable chez l'enfant, l'amblyopie représente 30 % des troubles repérés avant six ans. Cette maladie, qui concerne 2 à 5 % de la population française, n'est pas liée à une lésion anatomique (de l'œil), mais à une mauvaise gestion des données visuelles par le cerveau : l'un des deux yeux envoie une image moins nette, que le cerveau finit par délaisser, rendant la vision faible voire inexistante si rien n'est fait tôt. Elle peut être liée à un strabisme, à une différence importante de correction ou à un trouble non détecté.
Dans plus de 75 % des cas, l'enfant ne se plaint pas et n'a pas conscience de cette baisse d'acuité visuelle. Une discrétion qui complique la détection et retarde la prise en charge. « Même si les enjeux liés à la santé visuelle de l'enfant, particulièrement entre trois et six ans, sont connus, nous sommes loin d'être au clair concernant l'organisation et le financement du dépistage et du suivi », observe le Dr Christophe Orssaud, ophtalmologue pédiatrique à l'hôpital Necker-Enfants malades. L'enjeu est d'autant plus crucial que les premières années de vie sont les seules durant lesquelles le cerveau peut corriger un « œil paresseux ». Passé six ans, les possibilités de récupération s'amenuisent drastiquement.
Le dépistage précoce, angle mort d'un système inégal
Selon les territoires, les enfants bénéficient (ou non) d'un contrôle visuel en PMI (Protection maternelle et infantile) ou au sein de structures locales. Dans certaines régions, le dépistage précoce est inexistant. Cette inégalité d'accès laisse des familles livrées à elles-mêmes. « Le potentiel de progrès le plus important me paraît être dans le carnet de santé, estime Aline Gamrasni, opticienne et fondatrice du réseau Optikid. Il serait souhaitable que le contrôle avant trois ans ait un statut analogue à celui des vaccins pour en faire un véritable réflexe de prévention. »
Le rapport souligne aussi que de nouveaux équipements portables permettent aux ophtalmologistes de réaliser des examens rapides, même sur les tout-petits, facilitant ainsi un accès plus large au dépistage. Mais la technologie ne remplacera jamais l'information, affirme-t-il, pointant la nécessité d'un engagement collectif. « Il faut informer les parents, outiller les professionnels, mobiliser les pouvoirs publics et faire du dépistage précoce une priorité nationale », exhorte Optikid.
Myopie : la banalisation d'un risque bien réel
Si l'amblyopie souffre d'un manque de visibilité, la myopie, elle, pâtit d'un excès de banalisation. Ce trouble, qui touche près de 40 % des adultes et environ un enfant sur quatre, se caractérise par une vision floue de loin : l'œil est trop long ou focalise trop en avant de la rétine. « Dans la conscience collective, ce n'est clairement pas une maladie… On ne craint pas un 'défaut' », constate Aline Gamrasni. Près d'un tiers des parents ignorent qu'une myopie forte dans l'enfance peut entraîner d'importantes complications à l'âge adulte : risques accrus de décollement de rétine, d'atteintes maculaires ou de glaucome, maladie dégénérative pouvant conduire à la cécité.
Les orthoptistes, un recours méconnu
Par ailleurs, les parents citent majoritairement les ophtalmologistes comme leur première source d'information (44 %), suivis des opticiens et des médecins généralistes. Les orthoptistes restent encore trop méconnus, alors qu'ils jouent un rôle essentiel. « Nos compétences en matière de dépistage visuel des petits sont essentielles, par le biais des bilans orthoptiques notamment, pris en charge à 60 % », confirme l'une de ces professionnels, Charlotte Creux.
Sur le terrain, une mobilisation qui gagne du terrain
Face à ces constats, les opticiens spécialisés multiplient les initiatives : sensibilisation des familles, formation continue, campagnes de communication, actions sur le terrain. « Dès que nous recevons un jeune myope, nous sensibilisons ses parents à l'importance de faire contrôler les frères et sœurs », témoigne Isabelle Solti, opticienne à Saint-Maur-des-Fossés, dans le Val-de-Marne. Elle raconte également comment un simple affichage en vitrine a conduit un jeune couple à faire examiner leur enfant, qui ignoraient les recommandations figurant sur le carnet de santé.
Les bons réflexes à adopter au quotidien
Au-delà du dépistage, les recommandations internationales, relayées notamment par la Haute autorité de santé (HAS), rappellent que la prévention repose aussi sur des habitudes simples. Passer davantage de temps à l'extérieur, par exemple, réduit sensiblement le risque de myopie : la lumière naturelle stimule le développement visuel et soulage l'œil du travail de près. Les pauses régulières lors des activités demandant une forte concentration visuelle, comme la lecture ou les écrans, sont tout aussi essentielles pour éviter les tensions. Dans cette logique, les spécialistes encouragent l'application de la règle du 20-20-20 : toutes les vingt minutes, lever les yeux vers un point situé à environ six mètres (20 pieds) et le fixer pendant vingt secondes. Objectif ? Relâcher les muscles oculaires et éviter la fatigue visuelle.
Autre mesure clé : limiter les écrans, surtout chez les plus jeunes. Avant trois ans, leur usage devrait rester très limité ; ensuite, l'objectif est de conserver des distances suffisantes, des temps d'exposition raisonnables et des périodes sans écrans, notamment le matin et avant le coucher.
Enfin, les antécédents familiaux doivent être pris en compte : un enfant dont un parent est myope a plus de risques de le devenir. Une vigilance accrue s'impose alors, accompagnée d'un suivi régulier.
Ouvrir les yeux : un enjeu collectif
La santé visuelle des enfants ne peut dépendre du hasard ou du lieu de résidence. Elle exige une vigilance partagée, une information accessible et une coordination renforcée entre tous les acteurs. Les rapports se succèdent, les alertes aussi, mais la prévention ne deviendra efficace que lorsqu'elle sera intégrée dans la vie quotidienne des familles. Et si, finalement, la meilleure façon de protéger les yeux des enfants était de commencer par ouvrir les nôtres ?
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