Dorine est en pleurs. Elle dénonce les « humiliations répétées dans son école de voltige, les regards qui se détournent, les mises à l'écart qui la rangent dans la catégorie des invisibles ». Dorine, c'est Bourneton, la première femme en situation de handicap voltigeuse de France, l'héroïne dont on vante le « courage, la persévérance, le talent » sur tous les plateaux de télévision. On a même fait de sa vie un téléfilm, Au-dessus des nuages, diffusé à une heure de grande écoute sur TF1. Mais la réalité est moins « rose », visiblement cruelle. Dorine a le « tort » d'être à la fois handicapée et femme, double peine. « L'envers du décor, au quotidien, est violent », confie-t-elle.
En petit comité
Comme une dizaine d'autres, elle est conviée le 8 mars 2023, en cette Journée internationale des droits des femmes, à partager un petit-déjeuner avec Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée aux Personnes handicapées. Si Dorine se laisse submerger par l'émotion, les prises de parole sont le plus souvent militantes, âpres, exaspérées mais jamais désespérés car toutes promettent de ne rien lâcher. Ces fortes têtes, ces passionarias, ces amazones sont engagées sans conditions pour l'inclusion et l'égalité femmes-hommes. Présidente d'association, sportive, entrepreneure, avocate, elles parlent de leur vie, évoquant leurs réussites, leurs souffrances, leurs espoirs, avec une énergie et une sincérité décuplées par ce petit comité. Deza Nguembock, ambassadrice des droits des personnes handicapées en France pour la Commission européenne, mais surtout entrepreneure poussée à la faillite par la Covid, annonce la création d'un fonds de dotation pour soutenir les cheffes d'entreprises handicapées. Dominique du Paty a créé en 2015 le Trophée des femmes en EA et ESAT après une visite dans un établissement où une employée se désespérait du manque de reconnaissance de son travail ; les lauréates en tirent aujourd'hui une gratification nourrissante. A son tour, Chantal Rialin, présidente de FDFA (Femmes pour le dire, femmes pour agir), encourage les femmes à « sortir de l'invisibilité » et à « s'engager davantage ».
La violence au cœur du débat
A bâtons rompus, on parle d'emploi, de discriminations, de sport mais surtout des violences, qui semble s'imposer comme le fil conducteur de ces échanges. Toutes ont, malheureusement, des choses à dire. On ne peut plus douter que le handicap amplifie les risques d'en être victimes, qu'elles soient sexuelles, sexistes, familiales, institutionnelles… FDFA, qui a mis en place une plateforme d'écoute dédiée aux femmes handicapées, déplore une hausse « épouvantable » des appels, qui témoigne de l'augmentation de la maltraitance, et de la précarité qui en découle, que ce soit dans le couple, en famille, au travail, dans les services publics. Face à cet afflux, elle avoue ne « pas savoir comment son association va s'en sortir ».
Dans les commissariats, certaines femmes, par exemple avec un handicap psychique ou autistes, ne sont pas entendues ou voient leurs plaintes refusées ou classées sans suite, quand on ne les prend pas pour des affabulatrices qui devraient « aller voir un psy ». Aux victimes sourdes, on ne propose pas d'interprète, quitte à leur demander de mimer leur viol, témoigne à son tour Anne-Sarah Kertudo, présidente de Droit pluriel, qui milite en faveur des droits des personnes handicapées. « Une manière de les violenter une deuxième fois », selon Chantal Rialin.
« Qui voudrait violer une femme handicapée ? »
Selon Muriel Salmona, présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie, les violences sexistes et sexuelles sont multipliées par cinq en cas de handicap psychique. « Presque toutes en ont subies, assène-t-elle, avec des impacts sur leur santé, des risques de précarité et d'exclusion et d'aggravation du handicap tout au long de leur vie. » Selon elle, « avec les femmes en situation de handicap, tous les chiffres explosent, d'autant qu'elles subissent de plein fouet le doute, au point que certains pensent 'Mais ça ne peut pas être vrai, qui voudrait violer une femme handicapée ?'». Dans la culture du viol, ce n'est pas le désir qui est en jeu mais la volonté de nuire. « Le trauma est presque toujours mis sur le compte du handicap. Circulez, y'a rien à voir ! », déplore Muriel Salmona, avec « un impact énorme sur l'estime de soi, une sorte de mort sociale ». Elle réclame « pour ce problème humain de santé publique » de « mettre le paquet dans tous les secteurs », assurant avoir « plein de mesures à proposer ». De son côté, Deza appelle au lancement d'une grande campagne nationale sur les violences faites aux femmes en situation de handicap.
« Urgence à former »
Geneviève Darrieussecq assure vouloir des « mesures importantes pour recueillir la parole des victimes » mais reconnaît que, plus globalement, « l'urgence à former est partout », notamment lors des études de médecine, dans l'enseignement, dans la justice, dans l'emploi, pas « pour faire de chacun un spécialiste du handicap mais pour donner des clés ». La ministre consent qu'on « part de loin » et « avoir besoin d'ambitions fortes dans tous les domaines et pas seulement celui de la santé », et que « ce n'est pas une question d'argent ». C'est, selon elle, « toute notre société qui est à acculturer au handicap, avec des représentations décalées de la réalité ».
Une réponse via le sport ?
Pour faire bouger les mentalités, Marie-Amélie Le Fur prêche pour sa paroisse. Multimédaillée en athlétisme et présidente du Comité paralympique et sportif français (CPSF), elle appelle à la démultiplication des lieux de rencontre, à commencer par l'école, mais également les clubs sportifs : « Il faut communiquer sur des modèles de femmes pour lever l'autocensure et ainsi encourager les jeunes filles à se lancer ». Deza, par exemple, se dit contrainte à aller dans des centres de rééducation pour avoir une activité physique alors qu'elle aimerait pouvoir choisir un « club lambda ». Marie Rabatel, présidente de l'AFFA (Association francophone des femmes autistes) confie avoir été longtemps considérée comme une « attardée », dévalorisée, avant que tout ne change grâce à la confiance d'un professeur de gym qui lui a permis de s'émanciper par le sport.
Question de genre !
Pour Pascale Ribes, présidente d'APF France handicap, le sujet des femmes est un « angle important en termes de politique du handicap » qui a besoin d'être « genré pour progresser » car les « handicapés ne sont pas asexués » et les femmes nécessitent des « droits spécifiques ». Elle cite en exemple l'accès à la santé, déplorant un taux de prévalence du cancer du sein supérieur à la moyenne qui s'explique notamment par le manque d'accessibilité des cabinets médicaux et du matériel de dépistage. Elle insiste également sur la question des stéréotypes avec un « regard de la société particulièrement lourd sur les femmes ». Dominique du Paty crie, elle aussi, dans le désert depuis plus de dix ans : « C'est un vrai sujet de genre qui est contré par des organisations du champ du handicap excessivement masculines ». Dorine Bourneton déplore à son tour que l'image du handicap dans les médias soit surtout confisquée par des hommes. L'association Droit pluriel a mené l'enquête auprès de jeunes à qui on a demandé quels métiers ils aimeraient exercer. Si les ambitions des garçons semblent affirmées, il est plus difficile pour les filles de se projeter car les modèles inspirants sont rares.
Des coups de canif au quotidien
Geneviève Darrieussecq, qui se dit « heurtée » par ces témoignages, ces « coups de canif portés au quotidien », promet de « porter ces sujets avec beaucoup de convictions, collectivement et d'être intransigeante », elle qui, par le fait d'être femme, a « rencontré tant de difficultés dans le monde politique ». La ministre consent que le « travail est immense », se heurtant à l'opiniâtreté de Marie Rabatel : « Toutes les politiques doivent prendre en compte les difficultés rencontrées par les personnes les plus vulnérables pour une avancée pérenne ». Alors à l'aune de la Conférence nationale du handicap (CNH) prévue au printemps 2023, un volet consacré aux femmes est-il prévu ? « La question ne sera pas éludée mais traitée dans tous les chantiers », répond la ministre. « Dommage, ça aurait pu être intéressant », riposte Pascale Ribes.
Des mesures portées par Elisabeth Borne
Le jour-même, Elisabeth Borne dévoile une centaine de mesures en faveur de l'égalité entre les hommes et les femmes, dont quelques-unes concernant spécifiquement celles en situation de handicap, par exemple la généralisation du dispositif Handigynéco dans toute la France. La première ministre promet également la mise en place d'interventions médico-psychosociales auprès « d'écosystèmes à risque de maltraitance », le développement d'un module de formation à destination des aidants et personnes handicapées sur les violences sexistes et sexuelles et la notion de consentement et d'outils de signalement accessibles aux personnes prises en charge dans des établissements fermés (FALC, pictogrammes…).
La plupart des revendications portées ce jour-là autour d'un café et d'un croissant par cette poignée de femmes inspirantes figure déjà dans le droit commun, dans la loi. Encore faut-il les mettre en œuvre… Action !