De quelle manière le handicap visuel et auditif affecte-t-il aussi les conjoints ? « Earl a tout de suite exprimé la volonté de continuer à faire ce qu'il avait l'habitude de faire. J'ai vraiment respecté ce désir, quitte à ce que les choses soient un peu différentes », témoigne Monique. Au moment de la perte de vue de son époux, il y a sept ans, elle n'a pas eu d'autre choix que d'accepter de reconfigurer leur routine de couple. Il lui a fallu par exemple attendre près de deux ans et demi avant de retourner avec Earl au cinéma, leur passion commune. « Il existe beaucoup d'études sur la manière dont les gens vivent le handicap, mais assez peu sur la manière dont on le vit collectivement », remarque Nicolas Kühne, professeur à la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne. L'Union centrale suisse pour le bien des aveugles (UCBA) a donc décidé de mener l'enquête. Son nom ? Selody (Sensory loss in the dyadic context)*.
Des tensions au sein du couple
Entre 2018 et 2021, une équipe de l'Institut de psychologie de l'université de Zurich s'est s'intéressée à l'impact d'une déficience visuelle et auditive sur les couples. L'objectif : comprendre comment ces derniers vivent ensemble l'apparition ou l'aggravation du handicap sensoriel. Une centaine a répondu à des questions sur leur santé, la communication entre partenaires, la gestion du stress, le sentiment de solidarité, le bien-être psychique individuel… La perte de vue ou d'audition pose en effet un certain nombre de défis aux conjoints. Elle peut notamment générer des tensions, voire des menaces de séparation. Ce fut le cas pour Violaine et Achille. La première ne « supporte pas qu'on puisse la considérer comme handicapée » ; le second a tendance à la surprotéger en intervenant contre son gré.
Détresse et frustration
« Pour les personnes concernées, les conséquences psychosociales des déficiences visuelles incluent des sentiments négatifs telles que détresse et frustration », rapporte l'étude. Ainsi, on apprend que les symptômes dépressifs sont deux fois plus fréquents chez les personnes avec un déficit visuel (20 %) que sans (9 %). L'apparition de ce handicap remet également en cause l'identité du couple, comme l'expliquent Carole et Nigel qui ont, depuis, « reconstruit une nouvelle intimité » et admettent « communiquer différemment ». L'organisation des tâches quotidiennes s'en trouve également bousculée. Dans le binôme Alice-Yvan, c'est l'épouse qui prend désormais en charge la conduite, la lecture ou les tâches administratives, activités qu'Yvan ne peut plus assumer. Si l'entraide semble être devenue le socle commun de toutes ces unions, le conjoint non touché par le handicap apparait à chaque fois comme l'élément pilier et moteur. Quitte à mettre le couple en déséquilibre…
Des recommandations pour les pro et les couples
Pour éviter cela, la recherche Selody formule des recommandations dans deux brochures, l'une à destination des couples et l'autre des professionnels de l'accompagnement (en lien ci-dessous). Ces derniers « doivent considérer les déficiences visuelles et la surdicécité comme des expériences interpersonnelles », indiquent les auteurs de l'enquête. Les cabinets ophtalmologiques et centres dédiés sont également invités à proposer une mise en relation avec d'autres offres de soutien, de la consultation spécialisée au psychothérapeute en passant par les organisations d'entraide.
Les couples sont, quant à eux, incités à « autoriser les réactions émotionnelles, contre le sort mais aussi contre le ou la partenaire ». L'acceptation de sentiments contraires n'est rien sans une bonne communication au sein du couple, qui favorise la prise de recul et la compréhension mutuelle. Une méthode éprouvée par Earl et Monique : « La plus-value de notre couple, c'est échanger, partager, expérimenter ». Dans ses conclusions, la recherche Selody souligne que le bien-être psychique des sondés « reste globalement bon » malgré quelques marqueurs de stress et d'anxiété. Atteinte d'un glaucome, madame Scheer-Hennings explique « s'être énervée de ne plus rien voir au début », avant « d'accepter le diagnostic et de tirer le meilleur parti de la situation ». Nombreux sont les sondés qui disent avoir puisé dans leur duo une force face aux épreuves. Aujourd'hui, le couple Scheer-Hennings trouve même « matière à rire grâce au handicap visuel ».
* Publiée dans le programme « Clap sur la recherche » de la Fondation internationale de recherche appliquée sur le handicap (Firah). Il s'agit d'un espace multimédia hébergé par le site de la Firah qui rassemble vidéos, rapports, brochures de synthèses, podcasts réalisés à partir des connaissances produites dans le cadre de Selody (lien ci-dessous)