Près d'un Français sur deux déclare « souffrir en silence », contraint de faire face à des douleurs alors qu'une prise en charge adaptée a été reconnue comme un droit fondamental par la loi du 4 mars 2022. Le problème est plus critique encore lorsque la personne est en situation de handicap, et notamment dyscommunicante. Comment repérer et traiter ces patients qui peinent à se faire comprendre alors qu'il n'existe pas de marqueurs physiologiques ou chimiques fiables de la douleur ? Cette question était au cœur d'une conférence organisée par l'association CoActis santé le 24 novembre 2022. Quelques pistes de réponse...
D'importantes difficultés à l'évaluer
« La douleur génère toute une série d'émotions propres à chacun, qu'il revient aux professionnels de santé d'identifier », explique le Dr Bénédicte Gendrault, pédiatre et médecin ressource chez CoActis santé. « Malheureusement, il y a encore beaucoup de déni et de résistance de la part de certains à opérer une évaluation objective et quantitative, ce qui peut avoir des conséquences sur la santé physique mais aussi entraîner de l'anxiété, des dépressions, de l'agressivité chez certains patients, avec un impact dévastateur sur leur qualité de vie », constate le Dr Djéa Saravane, spécialiste de la prise en charge de la douleur et des troubles du spectre autistique (TSA). Il pointe notamment une « éclipse diagnostique », c'est-à-dire le fait que les symptômes de la douleur sont automatiquement assimilés au handicap. En cas d'absence de langage, « les expressions comportementales ne sont, bien souvent, pas prises en compte ».
Des préjugés qui biaisent la prise en charge
Le Dr Saravane remarque également que des « observateurs peu sensibles sous-estiment la douleur » ainsi que des « croyances stéréotypées, par exemple sur une insensibilité présumée, essentiellement pour des patients avec TSA et autres troubles du neurodéveloppement ». Il cite l'exemple d'Alain, 15 ans, autiste non verbal qui, à la suite de griffures, de hurlements et d'insomnies soudains, s'est fait prescrire un neuroleptique par un psychiatre qui assurait que « l'agressivité est très fréquente chez les personnes autistes ». Après deux jours de traitement, ses troubles du comportement s'étant intensifiés, il a reçu une dose deux fois plus forte et un second neuroleptique, malgré l'avis de la famille qui avançait la thèse d'un phénomène douloureux. Résultat : « aggravation de l'état de santé et perte de toutes les acquisitions ». Un « médecin formé et à l'écoute » a finalement décelé, quelques jours plus tard, une otite bilatérale traitée par antibiothérapie et anti inflammatoire, « et les troubles ont disparu ». « Souvent, on ne laisse pas parler la personne handicapée de sa souffrance, dans son langage propre, si son discours ne s'inscrit pas dans nos références anatomiques et organiques. Or c'est au médecin de s'adapter à son patient et de prendre son temps, et non l'inverse ! », affirme le Dr Saravane, qui incite également à soutenir les professionnels en leur proposant des formations. C'est notamment l'ambition des ateliers de sensibilisation proposés par l'Adapei (association de parents d'enfants en situation de handicap) de Corrèze aux proches aidants et personnels du médico-social (article en lien ci-dessous).
L'origine du « mal »
« 80 % des troubles du comportement chez les personnes autistes proviennent de douleurs non prises en charge », poursuit le Dr Saravane. Ainsi, « devant tout trouble du comportement inexpliqué et soudain (troubles du sommeil, colère et opposition, automutilation, gémissements, cris, éclats de rire...), il faut impérativement rechercher une pathologie organique et/ou une douleur », insiste-t-il. Parfois, l'explication est bien plus simple qu'on ne le croit... « Chez le dentiste, par exemple, la lumière en pleine tête, les fortes odeurs ou encore le tissu ou la position du siège peuvent déclencher des crises », témoigne Philippe Aubert, 43 ans et « presque toutes les dents neuves maintenant », né avec une paralysie cérébrale.
Ces souffrances peuvent être causées, selon le Dr Saravane, par d'innombrables facteurs : des douleurs durables, c'est-à-dire nociceptives (articulaires, musculaires, osseuses) ou neuropathiques (accident neurologique, maladie dégénérative, post-opératoire), mais aussi viscérales ou encore liées au positionnement, à une sonde nasogastrique, aux vaccins, à un abcès dentaire, une otite, des constipations... Pour les identifier, « il faut tout d'abord s'aider de l'entourage familial et du personnel médico-social et observer le langage corporel et comportemental, qui prend tout son sens en cas de trouble du langage ». « Les aidants ont toujours un rôle clé, confirme CoActis santé. Ils connaissent les spécificités de la personne aidée et doivent être associés aux consultations autant que possible et considérés comme des facilitateurs entre le soignant et le soigné. »
Echelles d'évaluation de la douleur
En complément, le Dr Saravane recommande de s'appuyer sur deux outils pour affiner son « diagnostic » : l'échelle simplifiée d'évaluation de la douleur chez la personne dyscommunicante avec TSA (ESDDA), qui présente six items et peut être utilisée par le personnel soignant ou non, à partir de 2 ans, ou la « non communicating children's pain check list » (NCCPC ou GED-DI), qui s'adresse aux personnes avec une déficience intellectuelle de plus de 3 ans. « Ensuite, la prise en charge associe toujours un traitement médicamenteux et un autre non pharmacologique spécifique pour les personnes handicapées », précise le médecin. Quelques mois plus tard, une seconde évaluation est réalisée afin de déterminer l'efficacité du traitement.
Des fiches ressources pour les patients...
« Accéder aux soins, c'est aussi préparer le rendez-vous médical et prévenir l'éventuelle anxiété », affirme le Dr Gendrault. Face à ce constat, CoActis santé a notamment co-conçu deux outils gratuits, pédagogiques et personnalisables. Tout d'abord, les fiches SantéBD décrivent, en Facile à lire et à comprendre (FALC), le déroulement de chaque examen médical et ce que peut éventuellement ressentir le patient (article en lien ci-dessous). La fiche « douleurs, handicap », elle propose, plus précisément, des moyens permettant de la prévenir ou de l'exprimer au quotidien ou durant un soin. Selon une étude d'impact menée par l'agence Kimso en 2017, 98 % des utilisateurs se disent ainsi « mieux préparés à la consultation ».
... et les soignants
Seconde ressource « précieuse » : le site Handiconnect.fr, qui vise à aider les professionnels de santé dans leur pratique quotidienne auprès des patients en situation de handicap. Au programme : d'autres fiches conseils pour savoir repérer et soulager la douleur, un annuaire des formations existantes en France et la possibilité de poser des questions à des experts face à une situation de soin spécifique au handicap. Le site propose également une boîte à outils qui permet d'adapter sa communication, via par exemple le Makaton (une méthode qui utilise des signes gestuels et des symboles graphiques), des Playmobil ou autres jouets, des pictogrammes, des BD ou encore des solutions mixtes... « Il n'existe pas de solution miracle qui convient à tous les types de handicaps, l'essentiel est de s'adapter à chaque patient et, surtout, de le respecter », exhorte Philippe Aubert qui déplore « un nombre incalculable de réflexions et de réactions désobligeantes de la part des soignants ».