Par Jessica Lopez
Sur un boulevard passant d'Issy-Les-Moulineaux, près de Paris, un camion livre au petit matin des cartons de fleurs. Sur le trottoir, Sothevy Sameth et Karim Dejbbar, tous deux atteints d'un handicap mental, en gilet noir au nom de l'enseigne, aident Philippe Brengou, le gérant, à rentrer roses, pivoines, tulipes et autres orchidées dans sa boutique. "Au boulot maintenant", encourage le gérant, qui a accueilli ces deux personnes pour un stage d'une journée dans le cadre du Duoday. Cette initiative, née en Irlande en 2008 et reprise par plusieurs pays, consiste à composer un binôme entre une personne handicapée et un salarié ou un bénévole pour lui faire découvrir son activité. Initiée dans le Lot-et-Garonne en 2016, elle fait l'objet cette année d'une vaste opération de communication dans toute la France.
La peur des entreprises
Dans l'arrière-boutique du fleuriste, sécateur à la main, Karim et Sothevy préparent les roses fraîchement déballées. "Je suis heureux de faire ça", explique Karim à l'AFP, en coupant les tiges des fleurs avant de les disposer dans des seaux d'eau par couleur. "Ça me change. J'aimerais travailler à l'extérieur mais on me dit que je ne peux pas". Ce quadragénaire s'emploie au quotidien à faire des pièces détachées pour automobiles et parfois un peu de jardinage dans un Établissement et service d'aide par le travail (Esat) de la région parisienne. "J'ai de la chance d'avoir ça car les entreprises classiques n'embauchent pas les personnes handicapées. Elles ont peur et préfèrent payer une amende", critique-t-il.
À la radio et la télé
Malgré l'instauration d'une obligation d'emploi de 6% de personnes handicapées, sous peine de pénalités financières, ces dernières éprouvent de fortes difficultés d'insertion professionnelle. Méconnaissance du handicap, a priori, postes inadaptés, faible niveau de formation... Avec 510 000 personnes inscrites à Pôle emploi, leur taux de chômage est de 19%, deux fois supérieur à la moyenne nationale. La proportion de personnes exclues du marché du travail est également importante, le taux d'activité des personnes handicapées étant seulement de 43%.
Un long travail
"Le handicap est un mot tabou. C'est un long travail pour faire changer les mentalités", reconnaît Philippe Brengou, connaissance de la secrétaire d'État chargée des Personnes handicapées, Sophie Cluzel, qui a "tout de suite" accepté de participer au Duoday. "Pour nous, c'est un bonheur de les avoir, et pour eux c'est un bonheur de découvrir quelque chose de nouveau", poursuit ce patron, membre d'une association de coureurs, accompagnant des personnes handicapées dans leur pratique sportive. "Même si deux personnes en même temps, c'était un peu ambitieux car ils ont besoin d'accompagnement".
27 membres du gouvernement
L'objectif de cette journée est "de faire de la pédagogie positive, inciter les entreprises", a déclaré jeudi sur RTL Sophie Cluzel. Avec "près de 4 000 duos" formés sur tout le territoire, elle a salué en fin de journée sur franceinfo "une participation massive" et une "réelle motivation" de la part des entreprises "du CAC 40 comme de très petites entreprises". Selon elle, 27 membres du gouvernement, dont Jean-Yves Le Drian (affaires étrangères), Muriel Pénicaud (travail) (photos ci-dessous) et le chef de l'État ont également "joué le jeu" en accueillant une personne. L'opération trouve aussi de l'écho dans les médias. Plus d'une cinquantaine de députés et sénateurs ont également constitué un duo durant cette journée, tout comme des élus locaux. À l'antenne de France 2, une journaliste apprentie, sourde, tiendra sa première chronique lors du journal télévisé de 20h d'Anne-Sophie Lapix. Sur celle de TF1, la météo d'avant JT sera présentée par Louis Bodin et la voltigeuse paraplégique Dorine Bourneton. L'animateur de C8, Cyril Hanouna, présentera pour sa part "Touche pas à mon poste" avec une jeune femme handicapée.
Réactions contrastées
Sur Twitter, le mot-dièse #DuoDay2018 faisait partie des plus cités en milieu de journée. Avec des réactions très contrastées, notamment de la part des principaux concernés: "#DuoDay2018 : la priorité, c'est les droits des personnes handicapées et leur mise en pratique réelle, pas le changement de regard des personnes non concernées", a ainsi tweeté la militante Marina Carlos, qui lutte contre l'invisibilité des personnes handicapées. De son côté, Matthieu Annereau, élu et président de l'APHPP (Association pour la prise en compte du handicap dans les politiques publiques et privées), tente de faire entendre son point de vue : "Si la formation de ces duos contribue au changement de regard si nécessaire en ouvrant le monde du handicap, et en en faisant parler, il ne faut pas hésiter à inverser aussi les rôles en démontrant aussi qu'une personne handicapée n'est pas forcément subordonnée à la personne valide. Chef d'entreprise, employée, sportif, journaliste ou même politique, elle peut, elle aussi, accueillir une personne valide pour lui faire vivre son quotidien". Selon lui, "handicap ne rime pas forcément avec relation subalterne". Il rappelle que le Défenseur des droits vient de révéler que, pour la première fois, le handicap devient la première cause de discrimination France (article en lien ci-dessous).
© Compte Twitter Le Drian et Pénicaud