Il y a une trentaine d'années, Madeleine Louarn, alors éducatrice spécialisée, initie des ateliers de théâtre avec les travailleurs handicapés mentaux de l'Esat (Établissement et service d'aide par le travail) des Genêts d'Or à Morlaix. C'est l'atelier Catalyse. Depuis, avec une quinzaine de créations, ils ont joué dans de grands théâtres et au Festival d'automne. Ils sont pour la 2e fois au festival IN d'Avignon, du 7 au 12 juillet 2018, avec Le grand théâtre d'Oklahama, dont le texte est librement inspiré des œuvres de Franz Kafka, mis en scène par Madeleine Louarn et Jean-François Auguste. La pièce « raconte nos aveuglements, nos désirs d'assimilation et de liberté et comment ils participent trop souvent à nous faire accepter ce qui nous oppresse et nous domine. »
Comment travaillez-vous : ateliers de pratique artistique, improvisations, travail du corps, musique, danse… ?
Un peu tout cela. Nous avons un atelier permanent. Avec les acteurs de Catalyse, nous sommes tous les jours au travail. Les deux plus anciens sont là depuis le début, une trentaine d'années, Christelle depuis 15 ans, les autres sont plus jeunes 3 à 5 ans et le tout dernier quelques mois. Dans un premier temps, nous lisons les textes, regardons des films et discutons autour du texte afin de comprendre le sujet. En général, nous faisons des improvisations dès le début, pour voir comment les acteurs s'approprient les choses. Il y a un travail sur le texte, le corps, à la fois technique et sur l'imaginaire. Les acteurs suivent des ateliers autour du chant et de la voix, de danse avec une chorégraphe. Le travail physique est très important.
Shakespeare, Beckett, Aristophane, Vossier, aujourd'hui Kafka… Comment se fait le choix des textes ?
Nous sommes guidés par le rapport entre les acteurs et les textes. Avec la question : qu'est ce qui fait que dit par eux cela sera différent, apportera une couleur spécifique, quelque chose d'inédit. Il y a aussi des thématiques qui nous inspirent plus, des questions posées sur la manière d'être perçu, sur la culpabilité et la faute, les questions de l'assimilation et des rapports de domination… Kafka, par exemple, montre la difficulté de ses personnages à trouver leur place dans la société.
De Kafka, vous avez sélectionné des textes peu connus…
Nous nous sommes inspirés de ses derniers écrits et de son premier roman inachevé Amerika : l'histoire de Karl, un jeune allemand, émigré aux États Unis qui cherche sa place et finit par entrer dans le grand théâtre d'Oklahoma sur un hippodrome. Une prose sur le théâtre, traversée par les thèmes de la vérité et du mensonge, de la faute et de la responsabilité, de l'espoir d'atteindre son but, à la fois lucide et profond. Les acteurs sont particulièrement bons dans cette langue pas simple. Par expérience, plus on leur donne des choses belles et profondes plus ils sont, comme tous les acteurs, heureux.
Y a-t-il des contraintes et des atouts dus à la présence du handicap chez ces acteurs ?
J'ai toujours pensé que le handicap mental ne produit pas de contrainte au théâtre. Du fait de leurs lacunes, ou plutôt de leurs différences, les acteurs ont une relation assez spectaculaire au plateau, parce qu'ils sont très ancrés dans le présent. Ils ont une entièreté dans leur façon d'être au plateau et d'être engagés ; ils y arrivent, ou pas, il n'y a pas de demi-mesure. Cela donne une vérité très précieuse. Le théâtre est l'art de la métamorphose. Il est important de leur permettre de transposer un geste personnel pour qu'il devienne une question esthétique. C'est une manière de se réengager, de réhabiter le texte. Ils ont également une capacité de décalage extrêmement riche. Ce qui m'a plu, c'est cette transformation des êtres ; on est multiple, eux aussi, comme nous tous. Ils subissent une stigmatisation en raison de leur physique, car leur handicap se voit, et de leurs difficultés qui sont réelles (lire, mémoriser, se repérer dans l'espace…). C'est l'occasion de prendre une place dans la société. Le public est plus attentif, bienveillant, saisi par ce qui se passe, car ces comédiens sont à l'essence de ce qui fait le théâtre. Ces acteurs nous disent quelque chose de la vulnérabilité de notre société, expriment l'enthousiasme à vivre et une joie sur scène.
Le théâtre a-t-il un rôle particulier ?
Tous les arts sont singuliers. Le théâtre est un art collectif, c'est un art du vivant, un art périssable, du direct, qui n'a lieu qu'au présent, une fois avec une durée de vie limitée. On peut avoir des souvenirs, en dehors du plateau les choses sont finies, c'est ce qui est beau. On peut traverser des textes de 2 500 ans et les faire revivre. C'est un art qui travaille la mémoire et les souvenirs, qui passe par les corps, l'imaginaire, qui allie tous les arts : arts plastiques, images, sons, texte... Un art qui a à voir avec la liberté, la fidélité, le réengagement, qui recompose un monde et en même temps capable de faire comprendre en une fraction de seconde des choses que l'on a mis des années à entrevoir, de saisir des choses très complexes de manière très concrète et de rendre perceptibles des sujets existentiels souvent difficiles. C'est l'art de l'homme dans le monde. L'acteur est celui qui, tout à coup, est l'humanité par ce qu'il a d'universel. Le théâtre est un art profondément politique qui pose la question de l'existence de l'Homme sur terre et engage tous les problèmes auxquels il est confronté.
© Christian Berthelot (portrait) + Hélène Delprat (affiche) + site Entresort (groupe)
"Tous droits de reproduction et de représentation réservés.© Handicap.fr. Cet article a été rédigé par M-C Brown, journaliste Handicap.fr"