Fratries d'enfant malade : parcours en marge des invisibles

Douze témoignages poignants de frères et sœurs d'enfants gravement malades ou handicapés... Muriel Scibilia a recueilli la parole de ces invisibles, aux souffrances trop souvent méconnues. Quel impact pour les fratries "valides" ?

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Handicap.fr : Quel est l'objectif de votre livre Sortir de l'ombre : les frères et sœurs d'enfants gravement malades (article en lien ci-dessous) ?
Muriel Scibilia :  Alerter sur le vécu des fratries dont les souffrances sont trop souvent méconnues ou minimisées afin de mieux les aider. Mon livre met en lumière douze témoignages, dont onze sur le cancer et un sur une autre maladie très grave, mais il peut être utile pour un public beaucoup plus large. En effet, il y a énormément d'analogies entre le vécu des fratries confrontées à des maladies physiques, mentales et des handicaps sévères. Leur point commun ? La durée dans le temps. Autrement dit, ce que j'explique dans mon ouvrage ne s'applique pas si on est face à une situation temporaire comme une « simple » maladie ou un accident. Par exemple, il y a de nombreux points de convergence entre cancers et mucoviscidose. Dans les deux cas, le risque mortel s'inscrit d'emblée. Même si aujourd'hui on guérit du cancer huit enfants sur dix, il y en a tout de même deux qui décèdent et d'autres qui présentent des séquelles parfois irréversibles.

H.fr : Quelles observations faites-vous sur les conséquences de la maladie ou du handicap sur la fratrie ?
MS : Première conséquence commune : l'éjection de la fratrie à la périphérie de l'existence de la famille. Ce n'est pas volontaire de la part de l'entourage ni même conscient. Cela se traduit par des éléments très concrets. Ainsi, le plus souvent, les échanges sur la maladie se font entre les parents et le corps médical, entre le patient et les parents et les soignants, entre les parents et le patient. Les frères et sœurs sont rarement associés à ces conversations alors qu'ils ont vraiment besoin de savoir, de comprendre, d'être rassurés. Même si toutes les histoires sont différentes, l'attention de la plupart des parents reste mobilisée sur l'enfant ou l'adolescent en souffrance, et cela quels que soient leurs efforts pour rester présents à tous leurs enfants.

H.fr : Cette mise à l'écart veut-elle préserver ceux qui ne sont pas malades ?
MS : En partie. Se pose également la question de savoir ce que l'on doit dire ou pas à ses autres enfants. Dans certaines familles, on masque la vérité ou on la minimise parce qu'on se dit qu'ils sont « trop jeunes » ou « ne peuvent pas comprendre ». Or les enfants, surtout les petits, sont de véritables éponges. Ils captent les tensions, les inquiétudes et surprennent des conversations. Et si on ne leur explique pas ce qui se passe, ça ouvre la porte à l'imaginaire, toujours bien plus violent que la réalité. Quant aux plus grands, ils ont besoin de trouver du sens à ce qui bouleverse la vie familiale. D'où la nécessité de dire la vérité. De le faire avec des mots gentils, c'est-à-dire en s'adaptant à l'âge du frère ou de la sœur.

H.fr : Cette posture parentale traduit-elle un « manque de confiance » envers l'enfant, sa capacité à surmonter, à entendre ?
MS : C'est plutôt un geste d'amour, le besoin de protéger. Entre frères et sœurs, on s'aime, on se déteste, on se dispute, on se jalouse. C'est normal. On est aussi pris dans un double mouvement, surtout à l'adolescence : d'un côté, le besoin d'appartenir à un clan, ce qui procure un sentiment de sécurité ; de l'autre, on cherche à se différencier et marquer sa place. Ces relations participent à la construction de la personnalité. Tout devient beaucoup plus compliqué dès qu'un membre de la fratrie est affecté par une maladie grave. Une partie de ces émotions ne peut plus être exprimée. Aucun parent ne laisse un frère se bagarrer avec celui qui est en chimio ou en fauteuil roulant. Il n'en reste pas moins que ces émotions existent et qu'elles sont réfrénées chez le jeune « valide ». Souvent, cela entraîne un nouveau mode de fonctionnement : la fratrie va petit à petit ignorer ses besoins, se mettre au service de celui qui ne va pas bien et, dans certains cas, protéger les parents, ce qui a des incidences sur le développement de la personnalité, sur la trajectoire scolaire puis professionnelle comme sur le comportement dans l'espace social.

H.fr : Les fratries sont-elles susceptibles de développer une maladie ou un handicap, inconsciemment, pour que l'on « s'intéresse » davantage à elles ?
MS : Parmi les témoignages que j'ai recueillis, il y a quelque chose de cette nature qui émerge. Une jeune fille explique combien elle se sentait délaissée, abandonnée, parce que, lorsque son frère avait 38 de fièvre, c'était branle-bas de combat : ambulance, hôpital et panique dans la famille... Quand c'est elle qui avait 38, on se contentait de lui donner un cachet d'aspirine. Ne comprenant pas cette différence de traitement, elle pensait qu'on ne l'aimait pas. Certains jeunes vont, plus ou moins consciemment, adopter des comportements à risque ou tomber malades pour retrouver l'attention des parents. Le rappeur Gringe, qui a écrit le livre Ensemble on aboie en silence, sur son « frangin » schizophrène, dit clairement : « J'étais malade de la maladie de mon frère ».

H.fr : Y a-t-il des études menées sur ce sujet ?
MS : La question de la fratrie, qui est une préoccupation récente, est désormais l'objet d'un nombre croissant de publications. Sortir de l'ombre est le premier livre grand public qui traite la relation fraternelle sous l'angle de la maladie grave.

H.fr : En parcourant vos témoignages, on s'aperçoit que nombre de frères et sœurs ont choisi des métiers en lien avec la santé...
MS : Au début, je pensais que c'était un hasard mais non. Il s'avère que c'est une tendance assez forte. Florence, 45 ans, témoigne que son père avait mal supporté la maladie de son fils, ce qui entraînait des tensions au sein du foyer. Pour elle, l'hôpital était devenu le lieu de la bienveillance où l'on prenait soin de son frère et où elle se sentait chez elle. C'est donc naturellement qu'elle s'est dirigée vers des études médicales. D'autres ont besoin de « réparer » quelque chose, ce qui passe par le soin. Sans compter que, pour certains, la biologie et tout ce qui a trait à la médecine fonctionne presque comme une langue maternelle.  

H.fr : Avez-vous observé des différences de comportement entre filles et garçons ?
MS : Selon certains des spécialistes que j'ai consultés, comme le pédopsychiatre Olivier Revol, les filles ont tendances à se suradapter, à devenir des petites filles modèles, quitte parfois à endosser le rôle des parents, ou à aller dans l'excès inverse et se saboter. Marie-Astrid était une élève moyenne, sans problème scolaire jusqu'à ce que son petit frère ait un cancer et décède trois ans plus tard... Son parcours scolaire est alors devenu assez chaotique. Elle explique : « Je ne pouvais pas réussir puisque mon petit frère avait raté ».

H.fr : Et les garçons ?
MS : Ils sont davantage dans l'externalisation et vont faire du bruit pour essayer de se faire entendre, quitte parfois à se montrer agressifs, à l'école notamment. Après une enfance plutôt apaisée, David, dont le frère est né avec une maladie rare, a développé des conduites à risque à l'adolescence, allant jusqu'à faire un casse. Il reconnaît que c'était une manière de de ramener l'attention sur lui.

H.fr : Pour finir sur une note positive ?
MS : Ces expériences de vie apportent aussi à ces enfants des qualités précieuses. Ces frères et ces sœurs sont très matures, parfois même trop, ce qui les déconnecte de leur classe d'âge, ont beaucoup d'empathie et une formidable capacité à relativiser, sont plus à l'écoute. Ce parcours leur a aussi donné envie de faire du bien.

Dans un second volet (en lien ci-dessous : Fratries d'enfant handicapé : comment les accompagner ?), l'auteure livre quelques conseils pour prendre soin de cette souffrance en marge, souvent silencieuse : prise de conscience des parents, unités de soins, associations dédiées… 

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