« 'Handicap à vendre' ! Un titre accrocheur au parfum de dénonciation d'un scandale : des personnes en situation de handicap sont traitées quasiment comme des esclaves dans des lieux de souffrance et d'exploitation, les Esat (ndlr : Etablissements et services d'accompagnement par le travail), afin de dégager le maximum de profits de leur travail. De ce 'journalisme d'investigation', il en ressort un pamphlet, uniquement à charge contre les Esat, accablant pour les professionnels », s'indigne Didier Rambeaux, président de l'Association nationale des directeurs et cadres d'Esat (Andicat), dans un communiqué. Après la parution du livre de Thibault Petit, résultat de six années d'enquête sur les rouages dans la filière (interview en lien ci-dessous), les associations du secteur livrent leurs réactions... aussi cash que le livre qui les « incrimine ».
Un discours généralisé ?
« Certains usagers se sentent pressés, abusés, déconsidérés, et tout ça pour un 'salaire' de misère », dénonçait le journaliste dans nos colonnes. A ce moment-là, les associations gestionnaires ne s'étaient pas encore manifestées. Le calme avant la tempête... « Vus les enjeux économiques et la puissance de ces structures, je me doute qu'elles ne seront pas satisfaites de mon enquête. Il est pourtant grand temps qu'elles ouvrent les yeux ! », ajoutait-il. Pas sûr que son message ait eu l'effet escompté... « A grand renfort de contre-vérités, de fausses informations, de généralisations intentionnées, visant à manipuler le lecteur et à influencer son opinion, l'auteur déverse sa bile culpabilisatrice en dénonçant les mauvais traitements et le mépris que subissent, sous-entendu partout dans l'Hexagone, les travailleurs d'Esat », s'emporte Didier Rambeaux. Face aux « attaques sévères » du journaliste, Patrick Maincent, administrateur de l'Unapei en charge de l'emploi, brandit des chiffres. « Selon une étude menée en Bretagne, 95 % des usagers d'Esat se disent satisfaits de leurs conditions de travail et des relations avec les professionnels qui les encadrent », relate-t-il. Une région, selon lui, suffisamment grande pour que ces résultats soient « significatifs ».
L'opprobre sur tout un secteur
« Attention, je ne suis pas en guerre contre elles, ce n'est pas une 'attaque' personnelle, mon enquête est factuelle, je relate des abus précis, je décris un système », se défend Thibault Petit. « Combien d'Esat ont été visités ?, interroge Daniel Colin, directeur du réseau APF entreprises. Huit sur 1 400 ? Suffisant pour en faire une généralité ? » A la tête d'un Esat durant plus de treize ans, il dit ne pas se reconnaître dans « cette description un brin caricaturale » des chefs d'établissements. « Bien sûr, j'ai déjà entendu certains usagers se plaindre, être en colère mais c'est une minorité et, j'ai envie de dire, c'est la vie. Dans toute entreprise, il y a des employés qui ne sont pas d'accord avec la direction mais restent parce qu'ils ont besoin de leur boulot. Or ce livre en fait une généralité », déplore-t-il. Patrick Maincent regrette quant à lui que ce livre jette « l'opprobre sur l'ensemble du secteur et néglige le travail qui est fait dans ces établissements, qui, ne l'oublions pas, offrent un accès au travail à 120 000 personnes en France ». « La plupart d'entre eux se retrouveraient certainement sans emploi sans l'existence de ces structures », estime-t-il.
Une passerelle friable vers le milieu ordinaire ?
Pour Thibault Petit, l'ambition originelle d'un « tremplin » vers le milieu ordinaire a été délaissée au profit d'un besoin de rentabilité. « Moins de 2 % des usagers intègrent le milieu ordinaire, observe-t-il. La raison principale c'est que ces établissements médico-sociaux ont besoin des meilleurs éléments pour fonctionner et sont donc parfois réticents à les laisser partir. » Patrick Maicent dément formellement. « La réforme des Esat qui a été opérée à la suite du rapport de l'Igas en 2019 vise à favoriser le mouvement des travailleurs d'Esat vers le milieu ordinaire, avec des conditions qui nous semblent toutefois indispensables : le pouvoir, en termes de compétences, et le vouloir », souligne-t-il. Position partagée par le secrétariat d'Etat au Handicap : « Ce livre ne tient absolument pas compte de cette réforme, dont plusieurs points répondent en partie aux critiques émises par l'auteur. » Quoi qu'il en soit, « si, comme elles le prétendent à longueur de journée, ces associations pensent d'abord au bien-être de leurs travailleurs handicapés, il faut qu'elles acceptent les témoignages emprunts de souffrance que j'ai recueillis et qu'elles assument que les Esat, devant répondre à des commandes dans des délais impartis au risque de perdre des marchés, mettent la pression à leurs travailleurs », renchérit Thibault Petit.
Pas d'appât du gain
« Certains Esat de notre réseau, pointés dans le livre, contestent une partie des informations mentionnées. Charge à eux de se défendre sur ces points précis », déclare Patrick Maincent. Il ne prétend pas pour autant que « tout va pour le mieux », admettant que « des dysfonctionnements doivent exister, qu'il faut dénoncer et corriger lorsque c'est nécessaire ». Consentant qu'il peut y avoir « des dérives économiques sur un marché concurrentiel où il est parfois difficile de survivre », l'Unapei a défini, en 2020, des « invariants en Esat », en quelque sorte les prémices d'une charte éthique actuellement en cours de développement et qui rappelle à chaque acteur du réseau ce que doit être un Esat et ses missions premières. « L'une d'elles consiste notamment à ne jamais se laisser submerger par le volet économique, un moyen et non une fin », assure l'administrateur qui exhorte ceux qui ne suivraient pas ce principe à « reconsidérer leur positionnement économique ».
Même son de cloche du côté d'APF entreprises. « Je ne vis pas pour améliorer la productivité !, scande le directeur du réseau. Tous nos établissements respectent un principe d'équilibre et tous les usagers ont une charge de travail correcte, qui permet de dégager des revenus, certes, mais surtout de réinvestir dans du matériel, des bâtiments, etc. » « On ne court en aucun cas après l'argent ! », martèle-t-il.
Un statut à revoir ?
« Il faut savoir raison garder. Les Esat existent depuis une soixantaine d'années et ont considérablement évolué au fil du temps, développé de nouvelles activités », rappelle Patrick Maincent. « Aujourd'hui, on sait par exemple que la sous-traitance ne doit plus être, comme par le passé, l'alpha et l'omega de leurs activités, parce que ce système répond peu aux critères de qualité que nous recherchons en termes d'accompagnement et de développement des compétences des personnes », estime-t-il. Didier Rambeaux juge notamment regrettable « qu'à aucun moment ne soient abordés les notions d'accompagnement, de projets, de professionnalisation, d'autonomisation, de parcours d'inclusion, omniprésentes pourtant dans les établissements en quête du bien-être des personnes en situation de handicap ». Pour autant, Claude Boulanger, membre du CESE (Conseil économique, social et environnemental) Ile-de-France, pense que la « création d'un statut lié fondamentalement au code du travail, renforcé par les conditions de protections des personnes et de leurs parcours coordonnés du périmètre médico-social » devient « nécessaire », ainsi qu'un « accompagnement renforcé » afin de « sécuriser » les allers-retours entre le milieu protégé et ordinaire et ainsi éviter les « sorties sauvages ». Ils sont ainsi nombreux à réclamer un vrai statut de « salarié », avec les droits inhérents, et non plus « d'usager ». Claude Boulanger ajoute : « Comme l'écrit l'auteur, 'les nuages cicatrisent le ciel', confirmant qu'il y a encore trop de cicatrices pour les personnes qui y travaillent, nombre de nuages à l'horizon, et qu'il demeure important de faire évoluer ce modèle économique et social pour le bien-être social des travailleurs et leur protection ». Sophie Cluzel sera d'ailleurs en déplacement le 17 mars 2022 dans le Val-de-Marne, centré sur la mise en œuvre des mesures phares du plan de transformation : cumul du temps partiel en Esat et temps partiel en entreprise, parcours vers une entreprise adaptée, création d'un délégué des travailleurs dans chaque Esat, nouveaux droits issus du code du travail pour ses travailleurs…
Les Esat, ces « boucliers sociaux »
In fine, Daniel Colin s'inquiète que l'ouvrage « discrédite cette filière du médico-social » », déjà grandement fragilisée, notamment par la fuite de ses salariés vers des secteurs mieux rémunérés et plus attractifs, conséquence du Ségur de la Santé (article en lien ci-dessous). D'autres déplorent que cette enquête « ne soit pas aussi fouillée » que celle menée par Victor Castanet qui, dans son livre Les fossoyeurs, révèle les maltraitances que subissent nos aînés au sein de certains Ehpad du groupe Orpéa, et qui, hasard du calendrier, sort au même moment. Pour finir, Didier Rambeaux porte le coup de grâce, invitant Thibault Petit et tous ceux qui veulent « mieux appréhender le milieu protégé » à lire le rapport de l'Igas. « Fruit d'un véritable travail d'investigation, il rappelle l'incontournable contribution des Esat à l'inclusion socio-professionnelle de publics fragiles et les érige en 'boucliers sociaux, constituant des espaces de resocialisation. Il ne vous extorquera pas 21 euros, il est gratuit ! », scande-t-il. On ne touche pas impunément au milieu « protégé »...