« Ça démissionne en cascade, tous les jours », se désespère Jacky Vagnoni, président de la fédération Paralysie cérébrale France. Le secteur médico-social du handicap est « en danger », « effondré », « à l'agonie »… Les mots ne suffisent plus à décrire une situation jugée « catastrophique », une « crise sans précédent », qui met en péril l'accompagnement des personnes handicapées. Ce sujet, épineux, était dans toutes les bouches lors du 30e anniversaire de la Fédération qui a réuni la plupart de ses directeurs d'établissements le 29 septembre 2021 près d'Annecy (article en lien ci-dessous).
Jusqu'à 25 % d'emplois non pourvus
Dans le hall de l'Esat Persy Cat de Pers-Jussy, en Haute-Savoie (ADIMC 74), qui s'est spécialisé dans la pension animalière, le tableau des fiches de recrutement affiche désormais complet, pas moins de 35 annonces, toutes catégories confondues : aides-soignants, accompagnants éducatifs et sociaux, infirmiers…. Soit 35 emplois non pourvus sur 350. Même son de cloches dans toutes les régions, tous les établissements. « Au 1er septembre, nous avions zéro poste vacant, confie Julien Bernet, directeur de l'AGIMC à Bordeaux. Aujourd'hui, 25 % des AMP (aides médico-psychologiques) et aides-soignants sont partis vers les Ehpad et les hôpitaux, y compris les plus fidèles ». Il dit « bosser dans le secteur depuis 25 ans et n'avoir jamais vu ça », ajoutant « ne pas leur en vouloir ». François Revol, directeur général de l'ADIMC de Haute-Savoie, explique en effet que ces personnels ont perdu 25 % de pouvoir d'achat en 20 ans faute de revalorisation, le secteur devant faire face à une insoutenable paupérisation. Et ceux qui restent « s'épuisent » et « souffrent d'un manque de reconnaissance », explique à son tour Odynéo, association lyonnaise.
Les effets pervers du Ségur de la santé
La faute à qui ? Après une crise sanitaire sans précédent qui a bousculé un équilibre déjà précaire, une mesure du Ségur de la santé, contre toute attente, a précipité le secteur dans la tempête. En effet, en guise de remerciement pour leur dévouement, le gouvernement a proposé une hausse de salaire de 183 euros net par mois aux personnels des Ehpad et hôpitaux publics mais en écartant ceux du secteur privé non lucratif du champ du handicap (articles en lien ci-dessous). Même si d'autres rattrapages ont eu lieu depuis pour quelques catégories de personnels, certaines en restent désespérément exclues. « Le handicap n'étant plus dans le giron du ministère de la Santé, le médico-social du handicap n'a pas été suffisamment défendu », déplorent certains. Marie-Anne Montchamp, présidente du Conseil de la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie), qui intervient en visio lors de cet anniversaire, admet que les « dispositions récentes prises par le gouvernement ont eu un impact sur la gestion RH (ressources humaines) et l'attractivité des métiers ». Elle va jusqu'à parler de « concurrence déloyale ». Et cela dure depuis 15 mois… Les associations réclament donc, dans l'urgence, une généralisation du Ségur à TOUS les professionnels du champ du handicap avec une « revalorisation salariale forte, immédiate, inconditionnelle, identique à celle octroyée aux autres secteurs », avec un effet rétroactif depuis octobre 2020.
Un impact sur le bien-être des résidents
Si cette pénurie complique la tâche des directions, laissées sans solution, elle a surtout des effets délétères sur le bien-être des usagers et résidents, principalement dans les établissements médicalisés, qui ont dû mettre en place des fonctionnements dégradés. « Nous avons alerté tout l'été sur les problèmes de défaut de soin, poursuit François Revol. La liste des impacts est longue, inquiétante : apparition d'escarres, ce qu'on ne voyait plus depuis des années », rétractions musculaires, avec une « vraie perte de chance », fractures parfois quand les gestes ne sont pas bien maîtrisés par le nouveau personnel. Ce turn-over incessant des aides-soignants pose aussi un problème en termes de respect de l'intimité, les résidents se disant « mécontents ». Il y a là un vrai « conflit éthique » pour Isabelle Moreno de l'ARIMOC (Béarn), « ils redeviennent des objets de soins ». La Gironde dresse un bilan encore plus tragique et commence à compter ses morts. Déjà trois personnes lourdement handicapées accueillies dans des établissements médicalisés sont décédées.
Retour en famille
Durant quelques semaines, certains ont pu s'adapter, sollicitant des intérimaires mais qui viennent eux aussi aujourd'hui à manquer. Lorsqu'on parvient, rarement, à recruter, ces personnels ne sont pas compétents. « On a mis trois ans à former les précédents et il faut tout recommencer à zéro », confie Philippe Aubry de l'ARIMC Béarn. D'autres font appel à des bénévoles ou des retraités. Mais cela ne suffit plus… Les directions se voient alors contraintes de fermer certains services le week-end, demandent aux parents de reprendre leur proche à domicile ou limitent les accueils de jour. Les personnes sans famille sont adressées à d'autres unités ou dans les hôpitaux à 3 500 euros la journée qui ne savent pas proposer de prise en charge adaptée. Plus aucun accueil temporaire n'est possible ; quand une place se libère, elle reste vacante, ne faisant qu'allonger des délais d'attente déjà interminables. « C'est une marche en arrière insupportable et qui est loin d'être temporaire », ajoute Philippe Aubry. D'autant que c'est aussi l'effet boule de neige chez les cadres qui sont depuis des mois dans une « véritable essoreuse », devant faire face aux plaintes des collègues, des familles, des résidents. « Certains commencent à démissionner », assure-t-il. Quant aux familles, pour certaines déjà malmenées par le confinement, elles tirent la sonnette d'alarme depuis des mois.
Vaccin, la cerise sur le gâteau
Déjà exsangue, le secteur doit faire face à un autre obstacle depuis le 15 septembre 2021, la vaccination obligatoire des personnels du médico-social qui a amplifié l'hémorragie. La pénurie touche tous les dispositifs d'accompagnement. A Vern-sur-Seiche (Ille-et-Vilaine), Virginie Chevrel, animatrice au sein d'un habitat inclusif de l'ADIMC35, explique que, sur six salariés, trois ont été suspendus par les agences d'intérim qui les avaient recrutés faute de vaccin. Elle n'a donc pas d'autre choix que d'assumer certaines tâches qui ne sont pas dans ses attributions.
Sophie Cluzel alertée
D'une voix commune, le réseau Paralysie cérébrale France, faisant écho à celle de l'ensemble des acteurs du médico-social du handicap, se dit « effondré », et entend le faire savoir à Sophie Cluzel, qu'il a conviée à sa « fête ». Alertée sur cette situation critique depuis des mois déjà, la secrétaire d'Etat au Handicap déclare « avoir bien pris en compte les difficultés actuelles » et promet de « transmettre les appréhensions » à Jean Castex, Premier ministre. Marie-Anne Montchamp, de son côté, ayant reçu de nombreux témoignages, se dit « particulièrement mobilisée ».
Des mesures locales ?
Mais quand ? « Ce n'est pas une question de semaines et encore moins de mois, mais de jours », alerte François Revol ; tous exigent des mesures « en urgence » mais réclament également une refonte structurelle. Avec, pourquoi pas, des ajustements locaux, par exemple une prime de vie chère dans un département, la Haute-Savoie, où les prix de l'immobilier ont flambé. On cite le cas d'un salarié qui, n'ayant pas les moyens de se loger, est contraint de dormir dans sa voiture. La proximité avec la Suisse complique encore davantage la donne ; les salariés français, cédant aux sirènes du pouvoir d'achat hélvète, jouent les passe-frontière attirés par des salaires trois fois supérieurs. Dans un département qui affiche le plein emploi, les perspectives de recrutements semblent alors illusoires. A l'échelle locale, le président du Conseil départemental du 74, Martial Saddier, promet « d'envoyer un signal très fort et, au-delà du Ségur, de mettre en place un groupe de travail dédié ». Dont acte ! Cela vaudra-t-il pour d'autres départements ? Devront-ils mettre la main à la poche pour enrayer l'hémorragie ? La plupart sont déjà interpellés.
La colère de toute une filière va s'exprimer publiquement le 6 octobre 2021. Une grande mobilisation nationale est prévue qui va également réunir les acteurs du soin à domicile et les prestataires de santé à domicile. A quelques jours de cette journée, les alertes pleuvent de tous les côtés, chacun y va de son communiqué, lançant des centaines de bouteilles à la mer. L'exaspération est palpable, le désespoir aussi.