Q : Depuis votre Molière en 1993, où le grand public a vu pour la première fois sur une scène une comédienne remercier en langue des signes, quel a été le chemin parcouru ?
Emmanuelle Laborit : Il y a eu la loi de 2005 (qui reconnaît la langue des signes et stipule que tout élève concerné doit pouvoir recevoir un enseignement de la LSF). Maintenant, ce qu'il faudrait, c'est appliquer cette loi et diffuser réellement la langue des signes. Un exemple : regardez la place de la langue des signes à la télévision. Il y a une émission, L'oeil et la main, sur France 5, et l'Assemblée nationale avec l'interprète dans le petit médaillon. Parfois sur le câble, de temps en temps. Mais la langue des signes n'est pas évidente, on ne la voit pas.
Q : Et ailleurs, ça se passe comment ?
EL : La France est très en retard. Aux Etats-Unis, la langue des signes américaine est la troisième langue nationale. Il y a des interprètes partout, tout est sous-titré systématiquement, ils ont des universités pour des élèves sourds, en France il n'y en a pas. C'est bizarre, parce que c'est quand même en France qu'est né le premier enseignement pour les sourds avec l'Abbé de l'Épée (en 1760). Aux États-Unis existent aussi des centres-relais : c'est un service d'interprètes 24h/24. Quand on veut passer un coup de fil administratif par exemple, on téléphone à ce centre-relais par le biais d'une webcam et c'est l'interprète qui téléphone à l'administration et traduit notre conversation. Et les sourds ne payent rien. En France, il y a eu une expérimentation et on a conclu que c'étaient aux sourds de payer, mais ça n'est pas possible !
Q: L'International Visual Theatre (IVT) existe depuis 1976 (article complet en lien ci-dessous). Peut-on parler d'un meilleur accès des sourds à la culture ?
EL : La culture sourde est très fragile, parce qu'il n'y a pas de lieu d'accueil pour les spectacles. Il faut savoir qu'en France, on est un lieu unique, il n'y a pas d'autre IVT. Sur le plan européen, il y a un théâtre en Norvège et un en Suède, nous sommes trois. Notre rôle est donc de soutenir les jeunes compagnies émergentes, de proposer des résidences pour mener un travail de recherche, leur permettre d'affiner leurs choix.
Q : L'an dernier, lorsque la Comédie-Française a joué Les enfants du silence, les comédiens de la troupe ont incarné les rôles des sourds, ce qui a beaucoup choqué la communauté sourde. Quelle est votre réaction ?
EL : Pour moi, c'était un symbole de voir la langue des signes sur la scène de la Comédie-Française et je respecte parfaitement le choix de la metteuse en scène (Anne-Marie Etienne) de choisir une comédienne entendante (Françoise Gillard) pour jouer le rôle. Mais je comprends aussi la réaction des sourds, qui m'ont dit : « Pour une fois qu'il y a un rôle pour nous, on est totalement exclu !». Il faut qu'on ouvre un dialogue, et c'est pour ça que j'ai organisé trois jours de débats du 13 au 16 octobre (en présence d'Anne-Marie Etienne et Françoise Gillard) : Peut-on tout jouer ? Quel est le parcours artistique des artistes sourds ? Quelle est leur place ? Je suis prête à débattre sur toutes ces questions.
Les 40 ans de ce théâtre unique en France (site en lien ci-dessous), dans une impasse charmante du 9e arrondissement seront l'occasion de portes-ouvertes le 8 octobre 2016 et surtout de trois jours de débats, projections, spectacles tous azimuts du jeudi 13 au dimanche 16 octobre.
Propos recueillis par Marie-Pierre Ferey