« Face aux TND, chaque semaine perdue est une occasion manquée de changer la trajectoire d'un enfant », alerte le professeur Catherine Barthélémy, pédiatre et psychiatre. Troubles du spectre autistique (TSA), de la communication, « dys », déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH)... Un trouble du neurodéveloppement (TND) sur cinq apparaît avant l'âge de trois ans. Pourtant, l'accès à un diagnostic ou à une prise en charge adaptée reste souvent tardif. À Rouen, lors de la septième Caravane des TND, organisée par l'ANECAMSP (Association nationale des équipes contribuant à l'action médico-sociale précoce), chercheurs, cliniciens et institutions ont martelé l'urgence d'« agir tôt et ensemble », en particulier lors des 1 000 premiers jours de vie, cette fenêtre cruciale où tout peut encore basculer. Sa mission ? Sensibiliser les 350 professionnels et étudiants présents le 30 juin 2025 à l'UFR santé du CHU afin « d'améliorer le parcours de vie de 12 à 15 % des Français ».
1 000 jours pour (ré)orienter un cerveau en construction
« Aujourd'hui l'action doit s'organiser entre 0 et 3 ans. Mais, quand on sera vraiment performants, on pourra intervenir entre 0 et 3 mois, voire entre 0 et 3 jours », poursuit Catherine Barthélémy, également présidente honoraire de l'Académie nationale de médecine. Cette période critique est marquée par une intense plasticité cérébrale : « Si les étapes du développement précoce sont ratées, cela provoque de l'irréparable. » « Les trois premiers trimestres de grossesse puis les premières années de vie constituent une période d'accélération de la production synaptique », précise le professeur Pierre Gressens, neuropédiatre et chercheur. À cet âge, « plus on intervient tôt, plus les stratégies de prise en charge sont efficaces car on agit sur un cerveau encore en construction ». L'enjeu ? Prévenir les sur-handicaps et limiter les facteurs de risque.
Les facteurs de risque
Mais quels sont-ils ? « On retrouve des déterminants génétiques, épigénétiques, environnementaux, mais aussi des facteurs comme la prématurité, l'exposition prénatale à l'alcool ou certaines infections anténatales », explique le Pr Gressens. « L'autisme, par exemple, est en grande partie une 'maladie de la synapse', ajoute-t-il. Plus des trois quarts des gènes associés au TSA perturbent la transmission de l'information entre les neurones. » Il insiste aussi sur le rôle essentiel de la microglie, « véritable sculptrice de notre structure cérébrale », contribuant notamment à éliminer les synapses inutiles qui polluent notre cerveau. Or le fonctionnement de cette cellule immunitaire du système nerveux central est perturbé chez les bébés prématurés, qui, en deçà de 28 semaines, ont « dix fois plus de risques de développer un TSA ».
Quels signaux d'alerte entre 18 et 36 mois ?
Certains signaux précoces doivent alerter : absence de contact visuel, échanges vocaux désynchronisés, attrait pour les objets plutôt que pour les visages, difficultés à saisir un objet... Ils apparaissent généralement entre 18 et 36 mois. Grâce à l'évolution des technologies - caméras infrarouges, études du regard, analyses sensorielles -, combinée à des examens cliniques, les médecins savent aujourd'hui identifier ces décalages bien avant l'entrée à l'école. Mais, pour en tirer profit, encore faut-il former les professionnels de terrain. Pour François Mengin-Lecreulx, directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) de Normandie, il est essentiel d'« agir en amont, auprès de tous les professionnels du repérage : crèches, médecins de ville, PMI… » Une innovation sera d'ailleurs prochainement testée dans la Manche et le Calvados afin de « permettre aux professionnels du soin mais aussi éducatifs de saisir directement une plateforme de coordination et d'orientation (PCO), sans attendre un diagnostic formel ».
« Rien ne peut se faire sans les parents »
Le livret « Détecter les signes d'un développement inhabituel chez les enfants de moins de 7 ans » – désormais intégré dans tous les nouveaux carnets de santé – peut également aider les familles à identifier un trouble dès la petite enfance. Une réponse négative dans deux domaines différents peut suffire à orienter vers une évaluation spécialisée.
« Les parents sont les meilleurs acteurs du soin », affirme le Pr Catherine Barthélémy. Mais encore faut-il qu'ils soient entendus… et soutenus. Le Pr Stéphane Marret, chef de service de pédiatrie néonatale et réanimation au CHU de Rouen, insiste sur l'importance de les accompagner dès les premiers signes, notamment à travers les programmes de guidance parentale déployés dans les Centres d'action médico-sociale précoce (CAMSP) ou à domicile. Objectifs : « Valoriser leurs compétences éducatives, mieux comprendre le fonctionnement de leur enfant et créer des espaces de parole pour les aidants ». Car c'est dans les gestes du quotidien - un repas partagé, un moment de jeu, une routine apaisante - que se construisent les apprentissages.
La nécessité de développer l'action médico-sociale précoce
« Ne laisser aucune famille sans solution doit être notre feuille de route, notre bannière », encourage Stéphanie Decoopman, directrice générale du CHU de Rouen. « De même que proposer un parcours de soin sans rupture, de la grossesse à l'adolescence ! », ajoute M. Mengin-Lecreulx. Pour ce faire, les experts sont unanimes : « Il faut développer l'action médico-sociale précoce » et notamment les CAMSP. Ces structures de proximité, pluridisciplinaires, peuvent assurer le repérage, l'évaluation, le suivi et l'accompagnement des enfants de 0 à 6 ans présentant des TND ou à risque d'en présenter. Leur force réside dans leur capacité à intervenir sans attendre un diagnostic, en lien étroit avec les familles, en proposant notamment des consultations médicales et des bilans spécialisés (orthophonie, psychomotricité, psychologie, etc.). Le hic ? Les CAMSP sont aujourd'hui saturés – « 100 000 places sont occupées, il en faudrait 100 000 de plus » – et manquent de professionnels qualifiés. Une situation qui freine l'accès à une intervention pourtant décisive.
Halte à la politique en silo du handicap !
« La politique en silo du handicap en France complique l'articulation des structures du sanitaire et du médico-social, déplore Geneviève Laurent, présidente de l'ANECAMSP. L'avantage, cependant, c'est l'articulation CAMSP-PCO puisque 80 % de ces dernières sont portées par les CAMSP. Le gros problème en 2025 reste l'attente – parfois plus de 6 à 10 mois de délais dans les deux structures. » « Renforcer ces structures et former plus de professionnels aux TND constituent une urgence pour le repérage précoce et la proposition de soins gradués », insiste-t-elle, regrettant que « les familles les plus précaires restent souvent en retrait de nos dispositifs ».
Les TND, « un spectre de manifestations évolutives »
« On ne peut pas encore faire mieux fonctionner le cerveau directement mais, indirectement, oui, notamment par le jeu – une source de joie pour l'enfant et de reconnaissance de l'adulte –, qui permet des progrès en six mois, parfois impressionnants », annonce Catherine Barthélémy. Encore faut-il que ce jeu, ce soin, ce lien, soient possibles... Pour ce faire, le Pr Stéphane Marret, appelle à une vision transdiagnostique et évolutive des TND qui « doivent être compris comme un spectre de manifestations évolutives, pas comme des cases figées. » Il plaide pour une « approche transversale, décloisonnée, résolument tournée vers l'humain ».
Un réseau de recherche mondial sur l'autisme
De son côté, le Pr Barthélémy tient à rappeler que « la France est loin d'être le dernier pays en matière de recherche et de prise en charge des TND et notamment de l'autisme. Nous sommes membre d'un réseau de recherche transdisciplinaire largement connecté à l'international, qui contribue à une meilleure connaissance des troubles, des outils et des postures qui vont permettre à l'enfant de faire des progrès ». La recherche avance, les professionnels sont mobilisés, les outils existent. Reste à savoir si la société est prête, enfin, à faire des 1 000 premiers jours une priorité nationale. Pour l'ANECAMSP, le combat continue... En attendant la prochaine « caravane » organisée à Toulon, le 6 février 2026, qui célèbrera le 50e anniversaire des CAMSP.
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