Emmanuelle Laborit, comédienne sourde, a confié avoir jeté sa télévision parce qu'elle n'était ni accessible ni représentative. 0,7 %, c'est en effet la part des personnes perçues comme handicapées sur le petit écran… alors qu'on les estime à 20 % dans la « vraie vie ». En dépit des discours et des intentions, rien ne bouge. Ce chiffre était de 0,7 % en 2018, 0,6 % en 2017 et 0,8 % en 2016.
Les programmes passés au crible
C'est ce que révèle le Baromètre de la diversité portant sur l'année 2019, dévoilé avec quelques mois de retard à cause de la crise sanitaire le 29 septembre 2020 par le CSA (Conseil supérieur de l'audiovisuel). Pas moins de trois ministres ont fait le déplacement -une première-, afin de « témoigner de l'engagement du gouvernement » : Roselyne Bachelot (culture), Sophie Cluzel (handicap) et Elisabeth Moreno (égalité, diversité). Depuis 2009, cette analyse annuelle passe au crible quinze jours de programme en mars et septembre (tous genres confondus) d'une vingtaine de chaînes (TNT gratuite et Canal+), en se penchant sur les 37 800 personnes apparues au cours des 1 450 heures étudiées. Sept critères sont évalués : l'âge, l'origine, le sexe, la catégorie socio-professionnelle, la précarité, le lieu de résidence et le handicap. Sur ce dernier, les stéréotypes ont la vie dure : les « rares » personnes handicapées qui apparaissent à l'écran sont en effet majoritairement des hommes, blancs, en fauteuil roulant à 54 % et inactifs… Trop compliqué de figurer le « handicap » dans sa diversité quand on suppose que 80 % sont invisibles ? Les dirigeants des principaux medias (TF1, France Télévisions, M6, Radio France...) ont pourtant signé une charte fin 2019 dans laquelle ils s'engagent à le rendre plus visible sur leurs antennes (article en lien ci-dessous). Le CSA devait faire une première évaluation de son impact en 2020 mais la Covid est passée par-là…
Le handicap cartonne
Le cru 2019/20 a pourtant réalisé de belles audiences : la mini-série Vestiaires, Les bracelets rouges, The Good doctor, Mention particulière ou encore Apprendre à t'aimer lors d'une soirée spéciale trisomie 21... « La fiction autour du handicap fonctionne », se félicite Sophie Cluzel. Via des séries comme Mental et Skam (article en lien ci-dessous), elle espère sensibiliser davantage les jeunes, une « cible formidable pour aller plus loin », et ainsi « ouvrir la création audiovisuelle », espérant voir un jour un présentateur en situation de handicap au JT. La ministre entend ainsi « ne pas assigner les personnes handicapées aux seules questions de handicap et leur permettre d'être des experts sur tous les sujets ». Enfin, elle déplore l'utilisation de « mots utilisés comme insultes » à la télévision tels que « gogol », « sourdingue » ou plus fréquemment « autiste »; un groupe a d'ailleurs été créé au sein du CSA pour travailler sur ces questions sémantiques. Rappelons que le DuoDay aura lieu le 19 novembre 2020, qui propose de réunir un binôme valide/handicapé en emploi (article en lien ci-dessous). Sophie Cluzel encourage les chaînes à jouer le jeu et à « faire grimper la représentativité » des personnes handicapées lors de la semaine européenne pour l'emploi qui leur est dédiée (SEEPH, du 16 au 22 novembre). De son côté, le CSA promet de travailler sur la couverture des Jeux paralympiques de Tokyo 2021.
Plein d'autres d'invisibles…
D'autres publics s'avèrent, eux aussi, manifestement discriminés. La part des personnes « perçues comme non blanches » a reculé de deux points en un an (15 % contre 17% en 2018 et 16% en 2016). La proportion de femmes stagne à 39 % alors que ces dernières représentent 52 % de la population française. Notre télévision pèche également dans la représentation des territoires, avec seulement 0,4 % d'ultramarins (hors France Ô), contre 3,26 % en réalité. Les jeunes ne sont pas épargnés puisqu'ils représentent 24 % de la population mais n'apparaissent qu'à hauteur de 11 % à l'écran. Idem pour les personnes âgées (6 % à l'antenne contre 24 % dans la population). Autre décalage : la télé surreprésente les citadins (52 % contre 32 %) et les catégories socio-professionnelles supérieures (CSP+, 73% contre 28% en réalité). Quant aux habitants de banlieue, ils sont toujours aussi peu représentés (7 % pour 27% de la population) mais leur image « est moins stéréotypée et plus diverse » qu'en 2018, avec « moins de rôles portant sur des activités illégales ou marginales ».
Un miroir déformant
Notre télé serait-elle donc monochrome, véhiculant l'image d'un homme blanc, jeune mais pas trop, hétéro, citadin, en bonne santé et avec de bons revenus ? « Elle est un miroir déformant de notre société, regrette Elisabeth Moreno, qui constate que « cette distorsion s'est accrue durant le confinement » avec, notamment, une surreprésentation des hommes dans les émissions d'actualité liées à la crise. « En invisibilisant, vous excluez, alors qu'une image vaut mille mots », ajoute-t-elle. « Plus de dix ans de mobilisation et des résultats toujours pas à la hauteur des enjeux, renchérit Carole Bienaimé-Besse, présidente de l'Observatoire de la diversité du CSA, qui constate que les jeunes désertent la TV traditionnelle en faveur du web. Selon elle, « il n'est pas acceptable qu'une partie de la population soit invisible, au risque de créer un sentiment de rejet, comme on a pu le voir au moment de la crise des Gilets jaunes ». Pour Roch-Olivier Maistre, président du CSA, même si ce constat a permis « une vraie prise de conscience des chaînes », certains résultats sont « tout simplement inacceptables en 2020 », mentionnant explicitement le cas des personnes handicapées. « Le réflexe de l'égalité hommes/femmes s'est imposé et il faut l'adapter pour les autres critères », poursuit-il, appelant les chaînes, que le Conseil entend auditionner dans les mois à venir, à une « remobilisation collective pour briser ce plafond de verre ».
Faut-il dès lors fixer des quotas, comme par exemple pour l'emploi des personnes handicapées, ou imposer des contraintes ? Oui, répond l'APHPP (Association pour la prise en compte du handicap dans les politiques publiques et privées) qui réclame une « loi s'inspirant de la loi Belkacem de 2014 pour la représentation des femmes et qui a produit ses effets ». « Mais la télé se doit-elle vraiment d'être fidèle ? », interrogent certains sociologues. L'audimat fixe les règles, et le petit écran c'est aussi donner à rêver, quitte à s'éloigner de certaines réalités. Vaste débat… de société !