Un massage ou des soins dans le noir intégral. Quel appréciable concept pour les complexés ! Mais pas seulement… Car voilà une expérience inédite qui, en nous privant d'un sens majeur, la vue, laisse toute sa place à ceux qui, d'ordinaire, semblent bien négligés. Et celui qui se révèle en majesté, c'est évidemment le toucher.
Le black total
Rien ne distingue ce salon de beauté parisien de ses confrères. Une vitrine rue Montmartre, dans le 2e arrondissement de Paris. Déco sombre ; sur les murs, le noir est à l'honneur. Mais ce n'est qu'un amuse-bouche car, en montant une volée de marches (pour le moment le salon n'est pas accessible aux personnes à mobilité réduite, projet en cours), on pénètre dans le black intégral. Dans le couloir, Agnès est heureusement là pour guider. Agnès est malvoyante, presque aveugle ; d'ordinaire, dans la rue, c'est elle qui galère. Mais, là, changement de repère ! Sans ses sens aiguisés, le « valide » se trouverait totalement démuni. Dans la salle de soins, une faible lumière tamisée, le temps de se déshabiller. Elle s'atténue, noir absolu ; le voyage peut commencer.
Pas de préjugés
Sans sollicitations visuelles, le client est tout à son bonheur… Sans préjugés ! Ce spa propose massages, gommages, soins du visage, enveloppements… Didier Roche, fondateur de l'établissement, lui-même aveugle, confie qu'il a massé l'une des toutes premières clientes, il y a trois ans. Une femme timide. Elle a quatre-vingt ans et c'est la première fois qu'elle franchit la porte d'un spa. Un cadeau de ses petits-enfants. Jamais elle n'avait osé exposer son corps à de jeunes esthéticiennes, par crainte. Après le soin, elle confie à l'équipe qu'elle se sent relaxée, rassurée de ne pas avoir senti de regards méprisants ou blessants se poser sur elle. Le spa « Dans le Noir ? » est une bulle d'oxygène dans l'univers très fermé et élitiste des instituts de bien-être parisiens. Échange gagnant pour les deux parties, basta à la stigmatisation. Masseurs et massés à la même enseigne, quelles que soient leurs imperfections et leurs différences. Tiens, justement, en parlant d'enseigne ; le concept s'étend en province puisqu'une autre boutique a ouvert à Bordeaux.
Un débouché professionnel
Agnès travaille ici depuis l'ouverture, en 2011. Elle est l'une des neuf praticiens, tous aveugles ou malvoyants ; sept femmes et deux hommes. Une tradition (un art ?) séculaire venue d'Asie ; on estime à 17 millions le nombre de personnes aveugles en Chine, qui sont nombreuses, oubliées du miracle économique, à survivre grâce au massage. Ce sujet a d'ailleurs fait récemment l'objet d'un film, « Blind massage » (article en lien ci-dessous). En France, destin semblable pour ceux qui trouvent ici un (trop rare ?) débouché professionnel. Ils bénéficient d'une formation initiale dans un spa-école puis se perfectionnent au sein de l'institut.
Habilité exigée !
C'est Didier, lui-même diplômé, qui met en place les protocoles et les techniques d'apprentissage. Pas vraiment de prérequis pour les postulants, si ce n'est d'avoir de l'habileté et du talent, et surtout le sens de… l'écoute. L'écoute de l'autre, l'attention portée au corps. Ne pas dérouler un protocole scolaire mais s'adapter à la personne massée, au feeling. Et pourquoi pas évoluer vers d'autres postes, sortir de cette bulle sensorielle pour faire valoir ses compétences. « Nos praticiens veulent avoir la possibilité de se diversifier, explique Pascal, manager du spa parisien, et se dire qu'ils ont d'autres talents entre leurs mains. L'une d'entre eux devrait bientôt assurer l'accueil, dans un univers de voyants. »
Un concept qui marche !
Ce concept s'est évidemment inspiré des restaurants « Dans le noir ? », dont le premier a ouvert à Paris en 2004, non loin de là, près de Beaubourg (lire article en lien ci-dessous) ; il existe d'ailleurs une formule SPAkage en duo qui comprend 2 hammams + 1h massage en duo + 2 repas. Une « idée lumineuse » d'Ethik Investment, récompensée à deux reprises en 2014 pour son engagement citoyen. Avec l'objectif de convaincre toutes les entreprises qu'elles peuvent aisément atteindre, voire dépasser, l'objectif fatidique d'emploi de 6% de travailleurs handicapés. Ici, on en fait la preuve, de surcroit en douceur
©Dans le Noir ? le Spa, 2012