Handicap.fr : Dans « Ma vie pour deux. Dans l'ombre du héros, une femme » (éditions Arthaud, sortie le 6 février 2019), vous vous livrez « cœur et âme » sur votre relation avec Philippe Croizon. Pourquoi avoir écrit ce livre maintenant ?
Suzana Sabino : C'est un véritable exutoire. On connait tous le héros qu'est Philippe et ses nombreux exploits (la traversée de la Manche à la nage, les Cinq continents, le Dakar) mais on connait moins la partie « entraînements » qui nous concerne tous les deux puisqu'on a travaillé dur en amont… J'avais envie de raconter ce que l'on avait enduré pour pouvoir réaliser tous ces défis. C'est marrant parce que j'ai eu une vie avant Philippe mais personne ne la connaît et personne ne m'a jamais interrogée à ce sujet. Ce livre raconte à la fois qui j'étais et qui je suis. Qui sait… Cela permettra peut-être aux gens qui ne me prenaient pas en considération de se remettre en question. L'un de nos proches s'est déjà excusé, c'est une petite victoire ! Les gens vont enfin voir que j'existe.
H.fr : Quelle aventure a été la plus éprouvante pour vous ?
SS : La traversée de la Manche, là où tout a commencé ! On est parti de rien, Philippe ne savait pas vraiment nager, il barbotait avec ses prothèses de nage mais on n'y connaissait rien, on n'avait pas le matériel adéquat... Durant deux ans, j'ai sacrifié ma vie et mon rôle de mère. Pour lui aussi, c'était très éprouvant mais ça lui a donné un objectif. Avant, c'était un « sportif canapé », il « jouait » au foot avec sa télécommande dans une main et son paquet de chips dans l'autre, devant la télé. Sortir, parler, partager et faire du sport lui ont permis de s'ouvrir aux autres mais aussi de s'accepter physiquement. Après son accident, il n'osait pas se regarder dans le miroir. Pour être honnête, la Manche, je n'y croyais pas vraiment au départ mais après avoir vu sa ténacité et son mental d'acier, j'étais persuadée qu'il allait y arriver.
H.fr : Vous dites avoir littéralement sacrifié votre vie par amour… Vous arrive-t-il d'éprouver des regrets ?
SS : La seule chose que je regrette c'est de ne pas m'être occupée de mes filles autant que j'aurais dû. C'est du temps perdu qu'on ne rattrape plus car les enfants grandissent… Mais mes filles ne m'en ont pas vraiment voulu. Certes, elles ont eu le manque de leur maman mais aujourd'hui elles comprennent mon geste. On a tourné la page, c'est le but de ce livre, pouvoir enfin se libérer.
H.fr : Vous ne mâchez pas vos mots. C'était nécessaire de coucher vos émotions sur papier pour pouvoir continuer à avancer dans votre relation ?
SS : J'avais besoin d'évacuer tout ce que je gardais pour moi depuis tant d'années et de me retrouver seule face à moi-même, un peu comme lorsque j'ai fait le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Parfois, on se perd dans tous ces rôles : est-on l'aimante, l'aidante, la maman ? A travers ce livre, je suis allée me rechercher moi.
H.fr : Comment a réagi Philippe ? Vous en a-t-il voulu ?
SS : J'égratigne pas mal le personnage médiatique donc, forcément, au début, il n'était pas très content mais il m'a laissé tout écrire car c'était la vérité. La parole lui est donnée à la fin de chaque chapitre et il explique lui-même que, lorsqu'on a un défi en tête, on ne pense qu'à le réaliser, on ne s'aperçoit pas de la souffrance de l'autre… Ce livre nous a permis de nous remettre en question pour pouvoir repartir sur de bonnes bases. C'est marrant de devoir écrire un bouquin pour apprendre à se connaître. La plupart du temps, les gens communiquent par SMS, nous on utilise un livre !
H.fr : Qu'est-ce qui est le plus dur dans le fait d'être une femme de l'ombre ?
SS : D'être le fantôme que personne ne voit. Les gens ne disent même pas bonjour, ça m'énerve. C'est une question de politesse ! Mais comme les millions d'autres aidants, j'étais invisible. Or ils ont besoin de reconnaissance et c'est normal. D'ailleurs avant d'écrire ce livre, je faisais partie des 69 % d'aidants qui ne le savent pas ; c'est Emmanuelle Dal'Secco, la journaliste qui a co-écrit ce livre, qui me l'a appris. On est tellement obnubilé par notre vie quotidienne qu'on ne s'imagine pas qu'il y a des dispositifs comme les maisons des répits ou le café des aidants pour nous aider.
H.fr : Qu'avez-vous envie de dire aux 11 millions de personnes qui accompagnent un proche malade ou handicapé ?
SS : Que ce soit un enfant, un compagnon ou un parent, on aide nos proches par amour. Mais il faut savoir qu'il y a de nombreux dispositifs mis en place pour nous soulager, les CCAS (ndlr : Centres communaux d'action sociale) de votre ville pourront vous renseigner. Mais il reste encore beaucoup d'efforts à faire... Certains demandent un statut à part entière, qui sera certainement très difficile à obtenir car, avec le système actuel, l'Etat économise 164 milliards d'euros par an sur le dos des aidants et c'est impossible de tous les rémunérer... Mais il faut absolument accepter de se faire aider pour éviter la surcharge mentale. Le taux de suicide des aidants est particulièrement élevé. Ce sont des super héros fatigués.
H.fr : Ce sont eux les super-héros finalement ?
SS : Oh que oui ! Les parents qui travaillent et aident leur enfant en même temps… c'est extraordinaire !
H.fr : Vous avez co-écrit ce livre avec Emmanuelle Dal'Secco, rédactrice en chef de Handicap.fr, ça n'a pas été trop difficile de lui raconter les détails intimes de votre relation ?
SS : Non. Les gens pensent que c'est un sujet « super extraordinaire » alors qu'on est comme tout le monde, on se débrouille comme on peut. Philippe n'a ni bras ni jambe mais on trouve toujours des moyens pour accomplir notre vie de couple !
H.fr : Vous qui êtes d'un naturel timide, vous n'appréhendiez pas de livrer votre vie à une tierce personne ?
SS : Si, bien sûr, certains épisodes ont été compliqués à dévoiler mais, d'un autre côté, ça fait du bien de les écrire. Et puis Emmanuelle a cette particularité de mettre en confiance immédiatement, c'est une personne qui est proche des gens et qui aime les écouter donc ça m'a beaucoup aidé. Lorsqu'il y avait des parties douloureuses à raconter, on faisait une pause, on parlait d'autre chose et puis, plus tard, elle revenait dessus quand ça allait mieux. Elle a vraiment respecté mes émotions.
H.fr : Quelles sont ces parties particulièrement douloureuses ?
SS : Mon départ pour Saint-Jacques-de-Compostelle où je n'en peux plus, je craque, ou encore le moment où j'ai failli quitter Philippe car je n'arrivais plus à supporter toute cette pression médiatique. Difficile de se remémorer ces périodes, ça me mettait la boule au ventre… Mais ce n'est pas la peine d'écrire un livre si c'est juste pour raconter les bons moments.
H.fr : Qu'est-ce que ce livre a changé en vous ?
SS : Hormis le fait que j'ai découvert mon rôle d'aidante, ça nous a permis de tourner une page de notre histoire et, depuis, on est reparti de plus belle ! Ce livre m'a aussi permis de retrouver une certaine visibilité. Habituellement, lors des conférences, tous les regards sont tournés vers Philippe… Mais, récemment, il a évoqué la sortie de mon livre et, pour la première fois, les gens sont venus vers moi, me poser des questions et même me dire bonjour ! C'est formidable, ça change tout ! Je sors de l'ombre et j'aime à penser que ça apportera aussi de la visibilité à tous les autres aidants.
H.fr : Vous avez consacré un chapitre à la demande en mariage de Philippe. C'est pour quand ?
SS : C'est toujours en projet. Cette année, on a préféré se consacrer au mariage de Jérémy, son fils. Le nôtre aura lieu dans les prochains mois, peut-être courant 2020… Tout ce que je peux vous dire c'est que ça sera un mariage sur la plage !
H.fr : Quels sont vos projets désormais ? Un autre livre en préparation ?
SS : Un autre livre ? Pas pour le moment… Peut-être qu'un jour j'en écrirais un sur une autre partie de ma vie que je n'ai pas encore pu dévoiler… Philippe travaille dur pour préparer son one-man-show avec Jeremy Ferrari, qui devrait sortir fin 2020. Et puis il y a un autre projet qui nous tient à cœur depuis très longtemps, notre déménagement en bord de mer.
H.fr : Pour finir, si vous deviez résumer votre relation en un mot ?
SS : Complètement folle ! Quand tu rencontres un homme amputé des quatre membres, tu ne peux pas forcément imaginer vivre autant d'expériences, voyager partout dans le monde, relever tous ces défis… C'est dingue tout ce qu'on a fait !
Suzana Croizon: le livre qui parle aux 11 millions d'aidants
Sa compagne, sa muse ? Suzana Sabino est la femme qui a inspiré Philippe Croizon pour lui permettre d'aller au bout de ses défis. Dans "Ma vie pour deux", cette invisible sort du silence pour mettre en lumière les difficultés du rôle d'aidant.
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