Et si le cinéma pouvait briser les peurs, renverser les préjugés et transformer notre perception du handicap ? C'est l'ambition de The extraordinary film festival (TEFF), qui a vu le jour en 2011. Du 7 au 12 novembre 2025, la ville de Namur, en Belgique, vibrera au rythme de cet évènement unique en Europe. Pour sa huitième édition, une quarantaine d'œuvres internationales centrées sur le handicap, et rendues accessibles à tous grâce au sous-titrage, à l'audiodescription et à la langue des signes française (LSF), seront diffusées au Delta. Au-delà des projections, le TEFF est un véritable espace de rencontre où spectateurs, artistes et réalisateurs partagent des émotions brutes.
Son fondateur et directeur artistique, Luc Boland, père d'un enfant atteint du syndrome de Morsier (malformation du cerveau), a fait de son expérience de vie une force au service du cinéma et de l'inclusion. Rencontre.
Handicap.fr : Racontez-nous les origines de TEFF. Quel a été le déclic ?
Luc Boland : Étant scénariste et réalisateur, quand mon fils Lou est né, aveugle et autiste, j'ai ressenti le besoin de témoigner, j'ai donc réalisé un documentaire diffusé sur France 5. À chaque diffusion, je recevais des centaines de mails, parfois de personnes non concernées par le handicap, mais qui me disaient combien leur regard avait changé. En parallèle, j'ai été invité dans des festivals à l'étranger, où j'ai découvert des films incroyables sur le handicap. Mais je savais qu'ils n'auraient aucune chance d'être diffusés en Belgique ou en France : les salles de cinéma sont saturées par les grosses productions et la télévision octroie très peu de place à ce type de sujets. C'est alors qu'un festival grec m'a suggéré de me lancer. Convaincu du pouvoir de l'audiovisuel, j'ai sauté le pas.
H.fr : Qu'est-ce qui fait la singularité du TEFF et à qui s'adresse-t-il ?
LB : C'est avant tout un festival grand public, et c'est notre fierté. Seules 3 à 5 % des personnes présentes sont en situation de handicap. Tous les films – documentaires, fictions ou animations – montrent des personnes sans « masque ». Les spectateurs sortent bouleversés, prêts à tomber le leur. Nous voulons avant tout toucher le grand public car le handicap reste source de peur, il renvoie à notre fragilité. Mais le festival s'adresse aussi aux professionnels du social, parfois prisonniers d'une vision figée, et aux professionnels du cinéma, pour leur montrer combien le handicap peut être un puissant moteur narratif. L'ambiance est unique : cinéastes venus du monde entier, discussions en langues multiples, en langue des signes… Une véritable expérience humaine !
H.fr : Combien de films sont projetés et qui est chargé de les sélectionner ?
LB : Nous recevons plus de 300 films par édition. Cette année, nous avons retenu 10 longs-métrages et 28 courts-métrages. Quatre comités visionnent et sélectionnent les œuvres : des cinéphiles, des professionnels de l'audiovisuel et des personnes en situation de handicap. Nous acceptons tous les genres, sauf le reportage. Pour nous, le handicap mérite du vrai cinéma, qui allie fond et forme.
H.fr : Le festival se revendique « 100 % accessible ». Quels ont été les principaux défis pour garantir un tel niveau d'accessibilité ?
LB : Le coût ! L'accessibilité représente près d'un tiers de notre budget, soit environ 60 000 euros, financés grâce à l'organisation Cap48, l'équivalent belge du Téléthon, qui soutient des projets liés au handicap. Nous adaptons près de 1 200 minutes de films : sous-titrage pour les personnes sourdes, audiodescription pour les malvoyants, sans compter les dispositifs pour les spectateurs à mobilité réduite. TEFF est le seul festival en Belgique, et sans doute en France, à garantir une telle accessibilité.
H.fr : Avez-vous observé des évolutions concrètes dans la société, les médias, le milieu du cinéma, au fil des éditions ?
LB : Assurément. Dès la deuxième édition, nous avons projeté un film australien sur la vie affective et sexuelle des personnes handicapées, devant un parterre de responsables politiques. Le sujet restait largement tabou à l'époque, mais ce film a contribué à ouvrir le débat en Belgique et à faire évoluer les mentalités.
Autre moment de bascule : en 2019, nous avons projeté La disgrâce, un documentaire français consacré aux « gueules cassées ». Nous avons longuement hésité avant de programmer ce film, en craignant que le public n'ose pas venir. Finalement, il a fait salle comble et les cinq protagonistes sont restés toute la durée du festival à Namur. Pour eux, ce fut une expérience bouleversante : ils étaient abordés sans crainte, simplement comme des personnes à part entière, dans une relation humaine authentique. Ils nous disent avoir vécu « les cinq plus beaux jours de leur vie » et reviennent désormais chaque année.
H.fr : Le festival ne montre pas seulement des films « sur » le handicap, il valorise aussi les artistes concernés.
LB : Absolument. À chaque édition, on crée des espaces pour celles et ceux qui font les œuvres. En 2023, par exemple, on a organisé une table ronde sur l'emploi des personnes handicapées dans le cinéma, pour mettre en lumière les acteurs notamment. Nous avions invité l'agence Crystal (Paris), qui a fait le casting d'Un p'tit truc en plus, pour montrer très concrètement aux professionnels que les talents existent, comment les repérer et comment lever les freins (casting, accompagnement sur les plateaux, etc.).
H.fr : Comment l'art peut-il, selon vous, devenir un outil puissant d'inclusion ?
LB : L'art, c'est un accélérateur d'empathie. Je le vois avec mon fils Lou : dès qu'il chante, le public bascule. On n'est plus dans « le handicap », on est face à un artiste. L'émerveillement est parfois « excessif » parce qu'il est handicapé, mais il déclenche quelque chose : les gens s'autorisent à rencontrer la personne, et les représentations bougent. Et, d'un point de vue créatif, je le répète souvent : un bon film, c'est un protagoniste confronté à des obstacles. Le handicap en offre une multitude, donc c'est une matière cinématographique extraordinaire. Valoriser les artistes handicapés sur scène, à l'écran et dans nos débats, ce n'est pas un symbole ; c'est une manière très concrète de normaliser leur présence et d'élargir l'imaginaire des auteurs, des producteurs et du public.
H.fr : Quelles leçons essentielles votre fils Lou vous a-t-il transmises ?
LB : Que l'intelligence émotionnelle n'appartient pas qu'aux intellectuels. Même une personne non verbale, polyhandicapée, a quelque chose à nous apporter : elle nous apprend à ralentir, à communiquer autrement. Avec Lou, qui n'a ni la vue ni l'odorat, le toucher et la voix deviennent essentiels. Cela oblige à une relation plus authentique.
H.fr : Quels sont vos défis pour l'avenir ?
LB : Le premier, c'est le financement. Comme en France, les secteurs de la culture et du social sont de plus en plus fragilisés. En 2023, nous avons dû réduire le festival d'un jour pour des raisons budgétaires. C'est une vraie inquiétude car l'accessibilité n'est pas négociable. Mais nous tenons bon.
L'autre grand défi, c'est de passer en rythme annuel dès 2026. Au départ, nous étions biennaux faute de films de qualité en nombre suffisant. Aujourd'hui, la production a explosé, notamment grâce à l'effet Intouchables puis Un p'tit truc en plus. Nous avons donc largement de quoi alimenter chaque édition et fidéliser le public.
Enfin, j'espère que le festival gagnera encore en reconnaissance auprès des distributeurs, qui restent parfois frileux. Trop souvent, nous devons courir après les sorties et certaines œuvres nous échappent. Mais nous progressons : cette année, nous avons décroché une avant-première en Belgique d'un film présenté à Cannes.
Mon souhait ultime est que le festival me survive. Je vais peu à peu passer le relais à une jeune génération. TEFF doit continuer d'exister, grandir et porter ce message : le handicap n'est pas un frein, c'est une source infinie de récits, d'émotions et d'humanité.
H.fr : Un film qui vous a particulièrement marqué ?
LB : The blind man who did not want to see Titanic (L'aveugle qui ne voulait pas voir le Titanic, ndlr), grand prix du jury en 2023. Ce film finlandais raconte l'histoire d'un homme à mobilité réduite devenu aveugle qui entreprend un voyage périlleux pour retrouver la femme qu'il aime. Tout est filmé en gros plan, avec un arrière-plan flou, ce qui plonge le spectateur dans sa perception du monde. Une œuvre bouleversante, mais passée sous les radars.
H.fr : Une rencontre ou une histoire vécue au festival qui vous particulièrement marqué ?
LB : Impossible de n'en citer qu'un, il y en a beaucoup trop… Mais je pense à Patricia Lefranc, l'une des protagonistes de La disgrâce. Cette femme a été vitriolée par son compagnon en 2009 et a survécu à ce drame avec le visage défiguré. Lors de sa venue au festival, elle a été accueillie simplement, comme une spectatrice, puis comme une invitée, sans crainte ni regard fuyant. C'était bouleversant pour elle comme pour nous. Depuis, elle est devenue bénévole au TEFF et remet chaque année les trophées lors du gala. Transformer une histoire de souffrance en force et en partage, c'est exactement l'esprit et l'essence même de ce festival.
© Marie-Christine Paquot
The extraordinary film festival: le handicap tombe le masque
Avec "The extraordinary film festival", le handicap devient source d'émotion, de créativité et d'inclusion. RDV du 7 au 12 novembre 2025 à Namur (Belgique) pour découvrir 40 films accessibles et inspirants. Entretien avec son créateur Luc Boland.

"Tous droits de reproduction et de représentation réservés.© Handicap.fr. Cet article a été rédigé par Cassandre Rogeret, journaliste Handicap.fr"