Par Arnaud Bouvier
Quelque 120 000 personnes handicapées en France travaillent en "milieu protégé" dans 1 500 établissements et services d'aide par le travail. Elles y assemblent par exemple des composants ou emballent des produits, tout en bénéficiant d'un "soutien médico-social et éducatif en vue de favoriser leur épanouissement", selon les textes officiels. Cependant pour le journaliste indépendant Thibault Petit, qui a enquêté sur ce secteur (interview complète en lien ci-dessous), ces établissements "créent structurellement de l'abus". Dans son livre Handicap à vendre, paru en février 2022 aux éditions Les Arènes, il décrit comment certains Esat, pour répondre au mieux aux commandes de leurs clients, imposent des cadences "parfois difficiles à tenir" à leurs agents, qui travaillent 35 heures par semaine pour environ 60 % du Smic – dont la majeure partie payée par l'Etat.
L'AAH ajustée aux revenus
Certes, les travailleurs perçoivent en complément l'Allocation pour adulte handicapé (AAH), mais celle-ci est ajustée à leur revenu du travail, si bien que les directeurs ne voient pas d'intérêt à augmenter leur rémunération, résume l'auteur. Or, pour le calcul de la retraite ou pour souscrire un emprunt à la banque, seule la rémunération versée par l'Esat est prise en compte, souligne-t-il. Au final, "on est handicapé (...) quand ça les arrange, mais quand il faut bosser, on ne l'est plus. Faut savoir", s'agace Jérôme, travailleur en Esat dans le Gard, cité dans le livre. Pour augmenter la productivité, accuse par ailleurs M. Petit, certains gestionnaires sélectionnent leurs travailleurs, au point d'évincer ceux dont le handicap serait trop lourd. "C'est faux, nous ne pouvons pas choisir les personnes qui viennent travailler chez nous", répond à l'AFP Serge Widawski, le directeur général d'APF France Handicap, qui gère 53 Esat et entreprises adaptées (EA) en France.
"Rapprocher les droits et sécuriser les parcours"
L'ouvrage a suscité la colère de l'Association nationale des directeurs et cadres d'Esat, qui y a vu un "brûlot sans nuance" à la "bile culpabilisatrice". De son côté la secrétaire d'Etat chargée des Personnes handicapées, Sophie Cluzel, a relevé que l'auteur n'avait visité qu'un "faible nombre" d'établissements. Sur le fond, souligne Mme Cluzel, le gouvernement vient justement de présenter un "plan de transformation" des ESAT, dont l'élaboration a commencé il y a plus d'un an – soit bien avant la parution du livre. Il s'agit de "rapprocher les droits" des travailleurs en Esat de ceux des salariés ordinaires, tout en "sécurisant leur parcours", développe-t-elle.
Un tremplin vers le milieu ordinaire...
L'enjeu est aussi de faire en sorte que ces établissements spécialisés deviennent "de vrais tremplins" pour les personnes handicapées qui souhaiteraient basculer vers le monde du travail classique, une mobilité actuellement très rare. Pour ce faire, les personnes concernées pourront désormais cumuler temps partiel en Esat et en entreprise ordinaire. Et celles qui quittent leur Esat pour un emploi salarié pourront, si cette nouvelle expérience se passe mal, retrouver automatiquement leur place en établissement. Sans les intégrer formellement au Code du travail, la réforme confère aux travailleurs d'Esat certains droits dont ils étaient privés jusqu'à présent : ils pourront toucher la "prime inflation" du gouvernement, éliront des délégués du personnel, verront leurs congés exceptionnels alignés sur le droit commun tandis que l'établissement devra leur payer une mutuelle.
... à (mieux) accompagner !
"C'est un premier pas bienvenu, mais il en faudrait d'autres", commente Caroline Jouret Jemmali, du syndicat UNTHI, qui défend les travailleurs "handicapés et invalides". "Certains Esat font très bien leur travail. Mais d'autres ne pensent qu'à la production et oublient la formation, l'accompagnement adapté", selon la syndicaliste. Pour l'UNTHI, le statut actuel des travailleurs en Esat devrait être limité dans le temps car l'établissement "est censé accompagner les personnes vers l'emploi, et pas les cloîtrer pendant 20 ans en les empêchant de faire des projets". Au bout de cinq ans, si la personne "ne veut pas ou ne se sent pas prête à travailler en entreprise ordinaire, il faudrait augmenter son indemnité, et l'embaucher dans l'Esat avec un vrai CDI", propose Mme Jouret Jemmali.