Le 14 janvier 2022, à l'occasion d'une conversation avec des enseignants dans l'Aisne, Eric Zemmour dit préférer « accueillir » les enfants handicapés dans des « établissements spécialisés », plutôt qu'en école ordinaire, dénonçant « l'obsession de l'inclusion ». Si le candidat d'extrême droite à la présidentielle a fait de la provocation tous azimuts et des phrases choc sa marque de fabrique -dans un autre « dossier », il est d'ailleurs condamné le 17 janvier à 10 000 euros d'amende pour provocation à la haine raciale pour ses propos sur les mineurs migrants isolés-, cette énième sortie de route a provoqué un tsunami de réactions indignées ! Mais pas que...
S'est-il rendu compte qu'il était allé trop loin ? On ne touche pas aux enfants handicapés en toute impunité. Il avait écourté son déplacement dans l'Aisne le 15 janvier. Raison officielle : « Question de planning ». Mais le « malaise général » pourrait y être pour beaucoup. Face à l'ampleur de la polémique, il a aussitôt nuancé ses propos sur les réseaux sociaux puis, dès le lendemain, s'est fendu d'une longue vidéo (5 minutes, sur YouTube), dans laquelle il revient, d'une voix solennelle et avec d'extrêmes précautions, sur le sens de son message, contextualisant sa déclaration explosive.
Des enfants en souffrance
Il assure que ses propos ont « été détournés », notamment par ses adversaires politiques -c'est de bonne guerre- qui « sont allés jusqu'à faire croire (qu'il) voulait exclure les enfants handicapés des écoles ordinaires ». Que nenni ? Pourtant, on détecte quelques relents bien ancrés lorsqu'il déclare que, « dans certains cas, la scolarisation est souhaitable ». Dans « certains cas », seulement ? Pour une minorité, triée sur le volet, alors que la loi s'impose pour tous ? Et uniquement « souhaitable » lorsque c'est un droit non négociable ? En cherchant à (trop ?) arrondir les angles, son discours devient parfois caricatural et condescendant : « Certains enfants font des miracles et dépassent leurs camarades par leur travail et leur intelligence ». Bravo, et quid des autres ?
Une école inclusive encore imparfaite
Le président de Reconquête! s'adresse directement aux « parents d'enfants handicapés », dénonçant les « hypocrisies du politiquement correct », se disant le chantre de la « vérité », leur « meilleur défenseur ». Il se fait le relais de leur « souffrance » quand « l'obsession de l'école dite inclusive leur faisait parfois beaucoup de mal lorsque l'enseignement n'était pas adapté pour eux ». Bingo pour cette vidéo vue plus de 400 000 fois. Il se félicite que de nombreux parents aient « compris » son message, ceux-là même qui témoignent avoir choisi des établissements spécialisés plutôt que l'école du quartier car leur enfant n'y avait pas sa place. Il sait appuyer là où ça fait mal car, évidemment, le système a ses failles, auxquelles trop de familles sont confrontées au quotidien, laissées sans solution, à bout. Alors, oui les enfants sont parfois cruels face à la différence, et la société plus encore, oui les enseignants ne sont pas formés, oui certains établissements restent inaccessibles, oui les AESH manquent à l'appel, oui les dossiers administratifs sont un « enfer », oui la collaboration avec le secteur médico-social reste à la traîne... On ne va pas se mentir, la liste des manquements de cette école dite « ordinaire » est encore longue... Mais, face aux difficultés, il faudrait donc abdiquer et pérenniser une vision passéiste ? Ou tenter de faire évoluer les mentalités, même si cela prend du temps ?
Des mesures pionnières
Hasard du calendrier, au même moment, la Firah (Fédération internationale de recherche appliquée sur le handicap) dévoile une recherche menée dans les lieux d'inclusion (principalement à l'école) où l'on « s'accorde à relever que les enfants handicapés éprouvent des difficultés à établir des relations avec leurs pairs », attestant de leur « isolement ». Faut-il s'en tenir à ce constat et faire aveu d'impuissance ? Non. Quatre livrets ont le mérite de proposer des solutions. Ce cap du « vivre ensemble », même s'il est encore imparfait et semé d'embûches, n'est-il pas celui que toute société doit avoir en ligne de mire ? 400 000 élèves en situation de handicap scolarisés à la rentrée 2021 ; ils n'étaient que 126 000 en 2005. Seraient-ils sur les bancs sans cette « obsession » ? Il y a encore trente ans, qui aurait imaginé que des enfants avec trisomie 21 pourraient aller à l'école, occuper un emploi, se marier... Il a fallu dynamiter les préjugés et prendre quelques « risques » pour imposer cette idée pionnière qui pouvait à l'époque sembler utopique. Aujourd'hui, ce sont les enfants polyhandicapés qui entrent à l'école. Un premier pas qui en appellera d'autres, jusqu'à devenir « banalité » ?
Réactions des asso
Alors, face à la bronca, sans pour autant éluder les obstacles, ils sont bien plus nombreux à défendre la position « idéologique » du tout inclusif. Jamais un sujet « handicap » n'avait engendré un tel tollé, pas même le rejet de la déconjugalisation de l'AAH par les députés... Depuis trois jours, les communiqués de presse affluent, les uns après les autres. D'une même voix, associations gestionnaires, nationales ou de parents, personnes concernées... toutes se disent indignées. En tête de cortège, le Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) rappelle que « l'accueil à l'école est un droit pour tous les enfants de la République », inscrit dans les traités internationaux signés par la France. « L'époque des enfants cachés, entravés, privés de soins, coupés de la vie sociale et de toutes perspectives est définitivement révolue », ajoute la Fédération générale des PEP (pupilles de l'enseignement public). Pour SOS autisme France, Eric Zemmour « défend une vieille vision du handicap et des écoles spécialisées ». Selon Olivia Cattan, sa présidente, c'est une « offense à tous ces jeunes en situation de handicap qui réussissent leur parcours scolaire ».
Des enfants sous serre ?
Jean-Louis Garcia, président de l'Apajh, s'est ému de cette « ségrégation ». Pour Trisomie 21 France, en qualifiant l'inclusion de « mauvaise manière pour les autres enfants », « une ligne a été franchie ! » par le candidat, rouge forcément ! « L'enfant ne se cultive pas sous serre, à l'écart, mais n'évolue et ne s'épanouit qu'en immersion parmi les autres », écrit de son côté l'Association nationale pour l'intégration des personnes handicapées moteurs (ANPIHM), « l'objectif étant de conduire l'enfant dit handicapé à atteindre un degré d'autonomie maximum, degré que l'on peine parfois à imaginer au départ ». Pour l'APHPP (Association pour la promotion des personnes handicapées) et son président Matthieu Annereau, lui-même en situation de handicap visuel, « donner les mêmes chances d'apprentissage (...) est l'ADN de notre société, vivre l'inclusion dès l'enfance est une chance pour les élèves en situation de handicap, pour leur émancipation et autonomie, et évite de fabriquer des freins et stéréotypes dans la tête des futurs adultes, décideurs, responsables… »
Limites dénoncées par tous
Mais il y a un « mais »... Là où tous se rejoignent, c'est sur le fait que le polémiste a su identifier l'inquiétude et surfe sur cette angoisse. Les associations s'indignent sur la forme mais en profitent pour dénoncer, sur le fond, les limites de l'école inclusive actuelle. Le Collectif handi actif France, qui rassemble 3 000 familles, exprime son « profond désaccord » sur les propos tenus, se disant persuadé que le « handicap sera d'autant mieux accepté dans la société si, tout-petits, les enfants sont en relation les uns avec les autres », mais dénonce en même temps une « inclusion scolaire au pas de course sans préparation suffisante ni moyens adéquats » ainsi que la perspective de fermeture « totale » des établissements spécialisés telle que promue par le Comité des droits des personnes handicapées de l'ONU après l'audition de la France fin 2021 (article en lien ci-dessous). Pour autant, « certains parents peuvent être séduits sans s'apercevoir qu'en réalité c'est un retour en arrière et un enfermement qu'Eric Zemmour propose à nos enfants », redoute le Collectif.
« Vous me rappelez cette France que j'aie connue quand j'étais enfant, témoigne Anthony Martins Misse, personne aveugle, s'adressant au candidat dans une lettre ouverte. Celle-là même qui me disait que je ne ferais rien de ma vie si ce n'est ce que les gens comme vous me permettraient de devenir. Il aura fallu du courage et de la pugnacité à ma mère pour se battre contre le système, pour que je ne sois pas enfermé avec mes congénères, alors que je pouvais m'enrichir du contact de l'autre, et l'enrichir à mon tour. J'ai pu grandir avec l'école de la République. »
Mettre fin aux clichés
Faut-il, in fine, se réjouir de cette indignation nationale qui aura au moins eu le mérite de mettre en lumière les enjeux de l'école inclusive auprès du grand public et d'interpeller les partis adverses, même si l'ANPIHM estime que « la plupart des réactions politiques aux déclarations de ce monsieur ne sont pas à la hauteur des problèmes posés » ? Les associations et personnes concernées comptent sur cette « aubaine » -qui risque de n'être en réalité qu'un feu de paille médiatique- pour faire passer le message et demandent à tous les candidats, drapés aujourd'hui dans leur dignité, de s'engager réellement et sans réserve pour le droit à l'école pour tous. Après les déclarations intempestives de tous bords, ils n'auront plus le choix, n'est-ce pas ? Le CNCPH en profite pour appeler les acteurs du débat politique à la plus grande vigilance sur les termes qu'ils emploient pour désigner les personnes dites « handicapées » ; elles ne sont ni « fragiles », ni « vulnérables », ni même « malades ». Leur handicap ne les rend pas « différentes » et n'est pas « une chance pour les autres ». Présidentielle 2022, basta TOUS les clichés ? C'est voté !
© YouTube Eric Zemmour