AAH individualisée : pourquoi ça continue de bloquer?

La désolidarisation des revenus du conjoint pour les bénéficiaires de l'AAH se heurte à une fin de non-recevoir de tous les gouvernements. Pour quelles raisons ? Réponses d'Arnaud de Broca, président du Collectif handicaps.

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Dernière minute du 11 février 2021
Une date a été fixée par le Sénat. C'est le 9 mars 2021 dans l'après-midi qu'il doit examiner la proposition de loi visant à supprimer la prise en compte des ressources du conjoint dans le calcul de l'AAH.


Dernière minute du 21 janvier 2021

La pétition mise en ligne sur le site du Sénat a probablement accéléré les choses. Le 21 janvier 2021, le sénateur Philippe Mouiller est désigné pour étudier un nouveau mode de calcul de l'AAH pour les couples. Le texte pourrait être examiné au printemps 2021. Mais la bataille n'est pas finie et la procédure encore longue.

Article initial du 13 janvier 2021
Handicap.fr : Depuis des années, les associations exhortent à ne plus tenir compte des revenus du conjoint dans le calcul de l'AAH (Allocation adulte handicapé). Pour quelle raison cette mesure reste-elle dans l'impasse ?
Arnaud de Broca : C'est en effet une revendication constante des associations de personnes handicapées. Ces dernières années, de nombreux amendements et même des propositions de loi ont été déposés, tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat. Tous les gouvernements s'y sont opposés. Si le coût budgétaire n'est pas toujours évoqué, il est évidemment central pour expliquer ce refus. D'autres arguments sont invoqués : la comparaison avec les autres minima sociaux, la priorité qui doit être donnée à la solidarité familiale ou encore le fait que ce mode de calcul ne fait pas que des perdants. Des arguments que réfutent les associations, qui voient dans cette situation une vision dépassée de la solidarité nationale, bien éloignée de la société inclusive prônée par ce gouvernement.

H.fr : A combien estime-t-on le coût d'une telle mesure ?
ADB : Si les bénéficiaires de l'AAH sont majoritairement des personnes seules, environ un quart des bénéficiaires (soit autour de 250 000) sont en couple. Selon l'estimation publiée il y a quelques semaines dans le rapport pour la commission des affaires sociales du Sénat sur le projet de loi de finances pour 2021, une telle mesure entraînerait une dépense supplémentaire de 560 millions d'euros, sachant que le budget de l'AAH avoisine les 10 milliards d'euros. Ce même rapport précise également que « 196 000 ménages (soit 67 % de l'ensemble des couples bénéficiaires) seraient 'gagnants' à la suite de cette mesure tandis que 44 000 seraient 'perdants' parmi les allocataires de l'AAH qui sont en couple et ont des revenus personnels, avec une perte moyenne de 270 euros mensuels. 21 % d'entre eux perdraient le bénéfice de l'allocation ».

H.fr : Qui seraient ces « perdants » ?
ADB : Les allocataires qui bénéficient de revenus personnels alors que les revenus de leur conjoint sont faibles. Toutes ces estimations mériteraient d'être précisées et discutées. D'ailleurs, en février 2020, devant l'Assemblée nationale, Sophie Cluzel, secrétaire d'Etat aux Personnes handicapées, avait annoncé un rapport pour objectiver les « perdants » et « gagnants » d'une réforme, que nous attendons toujours… Le président du CNCPH (Conseil national consultatif des personnes handicapées) avait proposé l'organisation d'assises sur les ressources des personnes handicapées, idée que nous avions soutenue. Elles pourraient permettre d'objectiver ces données.

H.fr : Combien de bénéficiaires de l'AAH en couple ne perçoivent rien car les revenus de leur foyer sont trop élevés ? Le gouvernement redoute-t-il que le nombre de bénéficiaires n'augmente de façon importante si une telle mesure devait être adoptée puisque, à ce jour, certaines personnes ne font pas de demande d'AAH sachant qu'elles n'y ont pas droit ?
ADB : Il est compliqué de répondre de manière précise car aucune projection n'a été faite, à notre connaissance, sur ces points. Cela contribue sans doute à ce que les gouvernements rejettent cette avancée législative, notamment sous la pression de la Cour des comptes qui doit redouter de voir ce budget fortement augmenter. Mais il est aussi des choix politiques qui doivent dépasser ces contraintes et être cohérents avec les messages portés d'inclusion.

H.fr : « Une personne salariée qui se retrouve en invalidité perçoit une pension pour le calcul de laquelle on ne prend pas en compte les revenus du conjoint », explique la députée Jeanine Dubié (Hautes-Pyrénées, Parti radical de gauche). Pourquoi pas pour les bénéficiaires de l'AAH qui sont dans l'incapacité de travailler ? N'est-ce pas un argument entendable ?
ADB : L'argument est évidemment entendable mais ce n'est pas, selon nous, le principal ni le plus convaincant. En effet, contrairement à l'AAH, la pension d'invalidité est une prestation versée par l'Assurance maladie à caractère contributive, c'est-à-dire que la pension servie est une contrepartie des contributions versées et dépend des rémunérations perçues.

H.fr : A partir de quel montant de revenus du foyer, le bénéficiaire ne touche plus un seul centime ?
ADB : Pour bénéficier de l'AAH, le plafond de ressources du couple ne doit pas dépasser 19 607 euros, ce plafond étant augmenté selon le nombre d'enfant(s) à charge. On notera que, loin d'améliorer la situation, le gouvernement actuel l'a dégradée. En effet, le coefficient multiplicateur pour calculer le plafond de ressources pour un allocataire en couple est de 1,81 depuis novembre 2019, contre 2 jusqu'au 31 octobre 2018, ce qui conduit à réduire le niveau de ce plafond, et donc à exclure davantage de personnes. L'économie qui en résulte est estimée par le Sénat à 270 millions d'euros en 2020.

H.fr : Un argument souvent invoqué est la dépendance financière des femmes, pour certaines victimes de violences, qui ne sont alors pas en mesure de quitter leur foyer…
ADB : Ce mode de calcul introduit, en effet, une forte dépendance financière des femmes à l'égard de leur conjoint, une dépendance inacceptable. D'autant plus inacceptable que les femmes handicapées sont plus souvent victimes de violences conjugales. Dans ce cas, il sera particulièrement difficile pour une femme de quitter son conjoint, d'autant plus qu'il peut être son aidant. Lors d'une audition à l'Assemblée nationale, Sophie Cluzel a expliqué qu'il était déjà possible de prendre en compte une séparation, même lorsque les deux ex-conjoints résident encore sous le même toit, à la condition de justifier de démarches en vue de trouver un logement. Elle a également précisé que des travaux étaient actuellement menés en vue d'assurer une plus grande rapidité de prise en compte du changement de situation. Il pourrait ainsi être envisagé que l'individualisation de l'AAH s'applique dès le dépôt par la victime d'une main courante ou d'une plainte ou par l'obtention d'une ordonnance de protection, même sans séparation du couple. Si ces mesures vont naturellement dans le bon sens, il n'en reste pas moins qu'elles posent comme postulat que toutes les personnes handicapées connaissent parfaitement leurs droits. Individualiser l'AAH est beaucoup plus simple et donne une autonomie renforcée à tous ses bénéficiaires.
Il ne faut pas oublier, non plus, que 52 % des bénéficiaires de l'AAH sont des hommes et que ce mode de calcul les pénalise tout autant.

H.fr : Le 13 février 2020, l'Assemblée a adopté une mesure pour désolidariser l'AAH des revenus du conjoint (article en lien ci-dessous). Pourquoi n'est-elle pas appliquée ?
ADB : Effectivement, l'Assemblée nationale a adopté, à la surprise générale, une proposition de loi comportant cette mesure, dans le cadre d'une niche parlementaire du groupe Libertés et Territoires. Pour être définitive, elle doit être soit adoptée dans les mêmes termes par le Sénat, soit suivre le parcours habituel de deux lectures à l'Assemblée nationale et au Sénat. Le chemin peut donc être encore long, sachant que tout doit être bouclé avant les prochaines élections législatives de 2022... En tout état de cause, la prochaine étape est son examen par le Sénat. Mais, à ce jour, aucune date n'est prévue.

H.fr : C'est pourquoi une pétition officielle a été déposée sur le site du Sénat.
ADB : Oui, et même s'il n'en est pas à l'origine, le Collectif handicaps soutient et relaye cette pétition, qui doit atteindre 100 000 signatures d'ici le 10 mars 2021 pour que le bureau du Sénat décide des suites à donner à cette proposition de loi. Il est pour le moins étonnant que la procédure démocratique de l'examen d'une proposition de loi nécessite le recours à une pétition ; on peut y voir un dysfonctionnement de nos institutions. Il est important de la signer massivement, le Sénat aura politiquement du mal à refuser un tel débat.

H.fr : Mais cette proposition de loi pose un certain nombre de questions juridiques...
ADB : En effet, même si ce n'était pas la volonté de ses auteurs, elle supprime également les majorations pour enfants à charge, ce qui concerne à peu près 15 % des bénéficiaires de l'AAH. L'adoption en l'état de la proposition de loi peut donc être questionnée. Il est urgent d'accélérer la navette parlementaire de ce texte, il en va aussi du respect de notre système parlementaire. En tout état de cause, le Collectif handicaps en fera l'un des enjeux des prochaines élections présidentielles.

H.fr : Savez-vous si d'autres pays européens ont adopté une mesure similaire ?
ADB : Il est souvent compliqué de comparer les allocations et prestations et nous n'avons pas d'informations précises concernant la prise en compte des ressources du conjoint dans tous les pays. En France, rappelons que Claire Hédon, Défenseure des Droits, vient également de se prononcer pour une évolution de la législation (article en lien ci-dessous). Notre gouvernement choisira-t-il de maintenir cette discrimination ?

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