Ils sont près de 1 000 à s'être déplacés aux confins de l'Europe pour parler, justement, de l'Europe, et plus spécialement de l'emploi des personnes handicapées. C'est vers Brest, là où finit la terre (Finistère), qu'ont convergé une douzaine de délégations venues de toute l'Union mais aussi du Québec les 21 et 22 juin 2018. Pays latins, scandinaves, slaves, anglo-saxons… Selon ses organisateurs, c'est le « premier colloque européen » dédié à cette thématique qui concerne 80 millions de personnes en Europe.
Aucun officiel
Un événement inédit, placé sous le haut patronage du Parlement européen, qui n'a néanmoins mobilisé aucun officiel. La Bretagne est, pourtant ces jours-là, sous le feu des medias. Quimper reçoit la visite d'Emmanuel Macron tandis que Sophie Cluzel, secrétaire d'État en charge du handicap, croise au large pour assister au congrès de la Fnath (accidentés de la vie) à Lorient. Alors que la ministre a, début 2018, parcouru l'Europe en quête de bonnes pratiques en matière de handicap, elle aurait pu, à portée de TGV, trouver matière à réflexion, à inspiration. Un aéropage est en effet réuni au Quartz, salle de spectacle de la ville, pour dresser un vaste panorama de ce qui se fait chez nos voisins et tenter, via une réflexion collective, d'ouvrir de nouvelles voies et de pousser à la création.
Place à l'humour
Trente-cinq intervenants se succèdent lors de ces deux jours animés tambour battant et humour décapant par Sébastien Chambres, comédien, adepte de l'impro et de l'impertinence au point d'imposer le tutoiement à tous. Pas question d'être sérieux sur un sujet aussi sérieux. Il régale la salle en binôme avec Danielle Dave, venue de Belgique. Une « autiste » nouvellement diagnostiquée Asperger qui avoue, malgré un QI hors norme, avoir raté tous ses entretiens d'embauche « à cause de comportements socialement décalés ». En maîtresse de cérémonie exemplaire, elle illustre les leurres de ce qu'elle appelle la « normalité apparente » et affirme qu'en « rentrant dans un moule, on rabote ses capacités ». Pour Philippe Labbé, sociologue, « handicap et travail sont à la fois complémentaires et opposés ». « La première cause de difficulté d'insertion n'est pas à rechercher chez les gens mais dans l'organisation du marché du travail, une grande lessiveuse », affirme-t-il.
Une belle idée
Ce projet de colloque a germé il y a deux ans dans l'esprit d'une association locale, les Genêts d'or. L'idée de départ était d'organiser, en Bretagne, une rencontre entre les pays membres d'ARFIE (Association pour la recherche et la formation sur l'intégration en Europe), ONG créée en 1992 pour améliorer le soutien, l'inclusion sociale et la disponibilité des services aux personnes handicapées, dépendantes et aux besoins en santé mentale. Pourquoi pas un grand raout européen ? Ce défi grandit petit à petit, soutenu par sept autres associations finistériennes qui, toutes, gèrent des ESAT ou des entreprises adaptées. Parce que le concept est ambitieux, elles peuvent compter sur le soutien financier de la région Bretagne, de Brest Métropole, de mécènes privés mais également sur la participation financière des congressistes. « Vous avez eu un pognon de dingue », ironise Sébastien Chambres. « Nos établissements font le job depuis plus de 50 ans, explique Erick Schwartz, directeur de l'association Kan Ar Mor, co-organisateur de cette manifestation. Alors, aujourd'hui, il faut concevoir une nouvelle alliance entre les pouvoirs publics, les élus, les asso et les personnes handicapées ». Quelle place pour l'Europe dans tout ça ?
Une Europe à plusieurs vitesses
Albert Prévos est vice-président du CFHE (Conseil français des personnes handicapées pour les questions européennes) qui réunit une quarantaine d'associations pour porter le discours des personnes handicapées jusqu'à Bruxelles et, à l'inverse, tenter d'importer les politiques de l'Union en France. Il constate, à regret, que « le handicap ne figure pas au sommet de l'agenda social européen, particulièrement préoccupé par la crise des migrants. » L'Union peut pourtant impacter certaines politiques sociales et, dans le champ du handicap, elle est à l'origine de la transposition de plusieurs directives dans le droit français (accessibilité des sites internet publics, droits des passagers dans l'aérien, principe d'aménagement raisonnable dans le travail…). En matière d'emploi, la politique menée par chacun des pays de l'Union est passé au crible par Dominique Velche, chercheur, qui déroule une analyse pointue et passionnante. Il y a ceux qui ont opté pour les quotas, ceux qui appliquent le principe de non-discrimination, ceux qui institutionnalisent encore. Il y a aussi ceux qui s'en foutent un peu. Et puis il y a le modèle suédois, « idéal », sans contrainte, qui s'appuie sur une société solidaire et inclusive, intolérante aux discriminations, et pas seulement sur le papier. Une Union pas très unie en somme !
Salle comble
La salle fait le plein, attirant des professionnels mais également de nombreuses personnes handicapées venues débattre des quatre questions à l'ordre du jour : Qui ? Pourquoi ? Où ? Comment travailler ? Des travailleurs issus de toute l'Europe apportent leur réponse par vidéo interposée. Sur scène, devant un comptoir baptisé Café de l'Europe, on échange à bâtons rompus autour d'un verre… exclusivement de cidre, Bretagne oblige ! Virginie Labarre, jeune femme autiste Asperger, partage sa « non expérience professionnelle ». Elle a fait mille boulots mais n'a jamais pu évoluer car elle se dit « bloquée par les codes sociaux qu'elle ne connait pas ». Les arts martiaux l'aide un peu à entrer en relation avec l'autre. Denis Cassoni est, quant à lui, aidant familial. Dissident dans une assemblée focalisée sur l'emploi, il assure qu'on « peut avoir une reconnaissance sociale sans travailler » et se présente comme un « bénévole surbooké ».
Objectif milieu ordinaire ?
Pourtant issus du milieu adapté et protégé, les organisateurs souhaitent apporter leur pierre à un édifice qui vise, désormais, dans le meilleur des mondes, l'emploi en milieu ordinaire. Pas de pensée unique, des solutions à peaufiner selon les besoins de chacun, des passerelles à construire, des itinéraires à tracer, des projets à imaginer avec les personnes concernées, des moyens financiers indispensables pour rendre cette inclusion effective. Quelques craintes se font entendre, qu'il faut apaiser… Non, l'Onu ne va pas contraindre la France à fermer tous ses Esat suite à la visite de sa rapporteure qui dit vouloir favoriser l'emploi en milieu ordinaire, position réaffirmée par Sophie Cluzel quelques temps plus tard (articles en lien ci-dessous). C'est un objectif, pas une menace !
Un sourire contre les idées reçues
Certains ont expérimenté, tenté leur chance. Guillaume Talbot, travailleur d'Esat, a souscrit au dispositif hors-les murs. Il travaille au sein de la délégation Enedis de Brest, assure l'accueil, fait des petites tâches de secrétariat et offre surtout un grand sourire un chacun. « Pourtant, le vécu du handicap est souvent celui de l'identité négative, explique Jacques Le Goff, professeur d'université, fil rouge de ce colloque. Et la nécessité de combattre cette idée par l'emploi est un vecteur déterminant d'arrachement à cette invisibilité. ». Tous convergent vers cette évidence, y compris ceux venus du Québec comme Sylvain Le May qui, en dépit d'idées reçues souvent assez positives sur la prise en compte du handicap outre-Atlantique, assure que le système « n'est pas plus parfait chez lui ».
RV en 2020 ?
Dans la salle, les interventions fusent, les idées aussi… Pourquoi pas un label « fabriqué par des personnes handicapées » à apposer sur les produits comme cela se fait pour le commerce équitable. Une belle dynamique semble être lancée, comme une Union sacrée. Les organisateurs ont promis que, si l'expérience fonctionnait, elle serait rééditée. Peut-être tous les deux ans, peut-être sur d'autres thèmes. Le pari est relevé. Rendez-vous en 2020 ? Kenavo !