* Très petites entreprises
Réserver un billet d'avion, se faire livrer un produit électroménager, commander un pantalon en ligne... Ces actions banales pour la plupart des gens s'apparentent à un parcours du combattant pour les personnes aveugles et malvoyantes. « La quasi-totalité des sites de e-commerce sont inaccessibles, témoigne Manuel Pereira, responsable accessibilité numérique de l'Association Valentin Haüy. Les moteurs de recherche ne sont pas exploitables par les logiciels de lecture d'écran et autres aides techniques, les boutons sont mal étiquetés, les fiches produits inexploitables... Et même si vous passez une étape, rien ne garantit que vous arriverez au bout. » Il y a presque autant de chances de gagner au loto que de réussir à valider son panier, selon cet homme aveugle. Et même galère pour les services bancaires.
Une nouvelle directive européenne impose l'accessibilité
L'« European accessibility act » (EAA), qui entrera en vigueur le 29 juin 2025, est en passe de changer la donne... Enfin ? Il impose aux entreprises opérant au sein de l'Union européenne, et proposant des produits ou des services en ligne, de garantir l'accessibilité de leurs outils numériques (sites web, applications mobiles, ebooks...). Seules les très petites entreprises (moins de 10 salariés et 2 millions d'euros de chiffre d'affaires) sont exemptées. Cette directive concerne de nombreux secteurs : e-commerce, transports, livres numériques, audiovisuel... « Les chaînes de télévision devront aussi travailler sur la mise en conformité de leurs sites, se réjouit Manuel Pereira. D'ailleurs, nous allons prochainement nous rendre à l'Arcom pour tester des box Internet et évaluer leur niveau d'accessibilité. Ça promet… »
Les services bancaires entrent dans le rang
Les services bancaires sont également concernés, et cela ne se limite pas aux sites web et applications permettant d'accéder à son compte. « Les documents contractuels, les offres de prêt, les conditions générales... Tout ce qui est destiné au consommateur final », précise Manuel Pereira. Ainsi, les terminaux de paiement, souvent tactiles et inadaptés aux personnes déficientes visuelles, devront eux aussi être utilisables par tous. « Pour l'heure, beaucoup de personnes n'ont d'autre choix que de donner leur code à un tiers, ce qui est très risqué, souligne Manuel Pereira. Un protocole d'accessibilité a été mis en place avec les industriels. Il prévoit, par exemple, une activation des fonctionnalités d'accessibilité par un appui avec son doigt de trois secondes sur l'écran. » Le terminal vocalisera alors le montant et guidera l'utilisateur dans l'utilisation d'un clavier virtuel masqué, grâce à une gestuelle sécurisée et des retours sonores et haptiques codés.
Outre la mise en conformité avec le Référentiel général d'amélioration de l'accessibilité (RGAA) pour tous les services numériques, l'EAA exige une déclaration publique de son niveau d'accessibilité, la mise en place d'un dispositif de contact et de réclamation ainsi que la désignation d'un référent accessibilité dans les grandes entreprises.
Comment les entreprises doivent-elles procéder ?
Face à l'ampleur de la tâche, les entreprises doivent s'organiser. Première étape : réaliser un audit d'accessibilité de leur site web ou service pour vérifier leur niveau de conformité, avant de mettre en œuvre un plan d'action. « Nous, associations, accompagnons les entreprises à travers des ateliers de sensibilisation, des tests utilisateurs réels et des panels d'évaluation. Cela permet d'identifier très concrètement ce qui bloque », assure Manuel Pereira.
Ce technophile conseille aussi de prendre appui sur des prestataires historiques, qui maîtrisent le sujet et peuvent livrer des bonnes pratiques, contrairement à certains acteurs récents attirés par l'effet d'aubaine, mais sans compétences solides, selon lui. Dans ce domaine, la disparition en 2022, d'un acteur historique majeur, Accessiweb, a sans doute aussi contribué à augmenter la confusion et les appétits
Un manque de formation et de connaissances majeur
La directive apporte un cadre, mais sa mise en œuvre se heurte encore à des obstacles majeurs. Problème numéro 1 ? La formation. « Les développeurs, designers, contributeurs : aujourd'hui, la plupart sortent de leur école sans avoir entendu parler une seule fois d'accessibilité », déplore Manuel Pereira. « Le manque d'accessibilité découle, certes, d'un manque de volonté mais principalement d'un manque de connaissances », poursuit-il. À cela s'ajoutent des idées reçues, notamment sur les coûts : « Oui, ça coûte plus cher de rendre son site accessible. Mais quand c'est intégré dès la conception, ce n'est pas prohibitif. C'est quand on doit rattraper les choses après coup que ça devient lourd. » « Le 29 juin ne doit pas être vu comme une échéance réglementaire, mais comme un électrochoc pour les décideurs. Chaque organisation a désormais la responsabilité, et le devoir, d'agir. L'accessibilité numérique ne peut plus être reportée », insiste Marion Ranvier, directrice de la Contensquare foundation, qui œuvre pour réduire les barrières numériques.
La mise en place de contrôles et de sanctions
L'autre levier essentiel de la directive, selon M. Pereira, c'est l'apparition d'autorités de contrôle dans le secteur privé, notamment la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). « Avant, on avait une loi mais aucun radar, aucun moyen de pression. À partir du 29 juin, les contrevenants encourront une amende moyenne de 7 500 à 15 000 euros, pouvant aller jusqu'à 300 000 euros. Le juge pourra ainsi prononcer une mise en demeure pour se conformer à la législation », explique l'homme qui se réjouit que les internautes en situation de handicap puissent désormais signaler les sites non conformes.
Le point de départ d'une nouvelle ère de l'accessibilité numérique ? « Tout dépendra des moyens humains dont vont disposer les autorités de contrôle pour accomplir leur mission, estime Manuel Pereira. À l'Arcom, pour le secteur public, trois personnes contrôlent des centaines de milliers de sites. Si la DGCCRF n'est pas mieux dotée, on n'en verra pas les effets. »
Seuls 3,5 % des sites respectent les obligations d'affichage
Il estime toutefois que cette directive représente une chance de combler la « fracture numérique » qui exclut encore de nombreuses personnes en situation de handicap. Selon les derniers chiffres de l'Observatoire du respect des obligations d'accessibilité numérique, seuls 3,5 % des sites contrôlés par la Fédération des Aveugles de France respectent leurs obligations d'affichages. Autre étude, même constat... alarmant. 40 % des sites audités dans le cadre du baromètre de l'accessibilité numérique 2024, publié par la Contensquare foundation, font état de peu d'efforts – voire d'aucun – pour améliorer leur accessibilité. De même, la moitié ne respectent toujours pas les obligations légales en vigueur dans leur pays. Les non-conformités les plus fréquentes concernent la navigation par clavier, l'absence d'alternatives textuelles, les contrastes insuffisants et les formulaires inaccessibles.
« L'accessibilité n'est pas une option ! »
« Cette nouvelle directive a le mérite de dire : 'Maintenant, vous ne pouvez plus ignorer les règles' », indique Manuel Pereira. Mais sans accompagnement ni volonté politique forte, le changement pourrait rester théorique. « À voir si l'on veut vraiment sortir les personnes handicapées de cette fracture. Si l'on veut passer des discours aux actes... » « En 2025, il est inacceptable que des millions de personnes soient encore exclues du numérique. L'accessibilité n'est pas une option, c'est une obligation légale, et une responsabilité collective », conclut Marion Ranvier. On peut espérer alors que cette directive permettra un prise de conscience et une mobilisation de moyens égales dans le domaine de l'accessibilité à celles qu'a permis la RGPD dans le domaine de la préservation des données personnelles.
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