« Ce matin, j'étais contrariée, j'ai pris un valium », admet Muriel, entre deux coups de feutre. Inscrite au cours de dessin du jour, celle qui crayonne une « mante religieuse colorée » semble finalement avoir troqué sa contrariété contre une belle créativité. Sur l'Adamant, les émotions passent au rythme des flots de la Seine. La péniche, amarrée quai de la Rapée, à deux pas de la gare de Lyon, à Paris, est un centre de jour unique en son genre, rattaché au pôle psychiatrique Paris Centre. Il fait l'objet d'un documentaire éponyme, signé Nicolas Philibert, qui a remporté le prestigieux Ours d'or le 25 février 2023 à Berlin. Et on comprend pourquoi. En salles le 19 avril, le film a été projeté en avant-première le 20 mars, à la Cinémathèque française, à Paris, en présence du réalisateur et sous les applaudissements d'une salle pleine à craquer.
Soignants et soignés sur le même plan
En 2021, durant sept mois, Nicolas Philibert a posé discrètement sa caméra sur ce bâtiment de bois flottant de 650 m2 ouvert en 2010. Après plus d'une centaine d'heures d'images, de rencontres, de rires et de confidences, le réalisateur n'en a gardé que le meilleur, si ce n'est quelques longueurs, justifiées par un choix artistique et dont le spectateur se serait parfois bien passé. 1h49 d'une plongée humaniste dans la psychiatrie institutionnelle en rupture avec l'enfermement asilaire, qui restaure la relation entre soignants et soignés. Impossible d'ailleurs de distinguer qui est qui. Dans ce lieu atypique, pas de blouse blanche ni de seringue à la main ou de médicaments dans les poches. Le film de Nicolas Philibert échappe aux clichés, à l'image de l'Adamant elle-même. Une manière d'éviter « de mettre les gens dans des cases », affirme le réalisateur. Schizophrène, bipolaire, dépressif, psychiatre, infirmier... qu'importe ! Tous prennent part aux mêmes activités, aux mêmes ateliers, de couture, musique, lecture, journal, ciné-club, écriture, dessin et peinture, radio, relaxation, maroquinerie, confitures, sorties culturelles… « En épousant cette logique, le film place donc le spectateur en situation de devoir se défaire lui-même de certains clichés. C'est une position politique assumée. Il complexifie quand, aujourd'hui, tout nous pousse à simplifier », explique Nicolas Philibert, déjà habitué du sujet avec le film La moindre des choses, sorti en 1997.
Une revendication politique ?
Si le documentaire est une revendication politique, elle n'en reste pas moins subtile. A l'heure d'une dégradation du secteur de la psychiatrie, marquée par les restrictions budgétaires, les fermetures de lits, le manque de personnel, Nicolas Philibert a souhaité effleurer ce sujet, sans jamais tomber dans la revendication. « Le film n'est pas explicitement de ceux qui dénoncent. En prenant la direction inverse, il le fait en creux, il énonce. Il m'importe de résister à cette injonction, à cet appel du 'tout visible' dans lequel notre monde sombre inexorablement ». Soulever une problématique, celle d'une psychiatrie à bout de souffle, tout en montrant ce qui fonctionne : un lieu vivant et attractif, aussi bien pour les patients que pour les soignants. Le parti pris est louable.
La folie n'est pas magnifiée
« La psychiatrie n'est pas égale à 'pourriture' et 'prison'. C'est quand même plus soft », reconnaît un bénéficiaire, attablé au bar de la péniche, un café dans la main et le regard dans le vide. De fait, l'Adamant a parfois des airs de joyeuse colonie, entre ce pianiste aux accents de Benjamin Biolay, qui entonne une de ses compositions, Personne n'est parfait, un autre qui improvise un « bœuf » sur un air de Téléphone et celui qui, tout droit sorti d'un film de Godard, pense être avec son frère « la réincarnation de Théo et Vincent Van Gogh ». Derrière cette géniale spontanéité, la « folie » n'est pourtant jamais magnifiée. Elle est aussi présentée au spectateur de façon brute et sans filtre, avec parfois même une pointe d'humour. A l'image de ce patient qui raconte « prendre un traitement très fort », sans quoi « il se prend pour Jésus ». Un autre admet collectionner « les crises aiguës et les bouffées délirantes sans ses médicaments » et vivre en cohabitation avec ses voix qui bien souvent « ripostent ». Des personnages auxquels on finit par s'attacher. Certains seront d'ailleurs à l'affiche des deux prochains volets, tournés au sein des deux unités intra-hospitalières du pôle Paris Centre, qui composent le triptyque documentaire de Nicolas Philibert. A découvrir d'ici quelques mois.